Un collègue à l’oreille bien tendue faisait, il y a quelques temps déjà, un appel à tous sur son blogue pour trancher un débat déchirant sur la question de la présence ou non de la lettre « h » dans la graphie du mot maganer. (Vous voyez que les gens de lettres ont des vies passionnantes !) Chevaleresque, je m’empressai d’éclairer depuis mes ténèbres médiévales ce spécialiste des Lumières en lui donnant l’étymon probable de ce mot d’origine quelque peu problématique. En repartant de cette question posée sur le Web à Montréal au XXIe siècle, on occupe un poste d’observation intéressant pour l’ancien français et même, plus généralement, pour toute la culture médiévale. Si la racine précise de ce mot reste conjecturelle, le mot n’en demeure pas moins bel et bien français (et non pas strictement québécois). Il est même courant dans la littérature de la France du Nord dès le XIIe siècle où il est associé à un des développements les plus importants de l’imaginaire médiéval dont l’Occident a hérité. C’est ce parcours à partir de l’histoire d’un mot jusqu’à l’histoire culturelle que je veux esquisser avec vous aujourd’hui.
L’origine du mot maganer nous ramène à l’époque du bilinguisme que connaît la Gaule du Nord avec l’invasion des Francs et de leur langue germanique, le francique. Ce n’est sans doute pas tout à fait le fruit du hasard si une part importante des mots que le français a conservés de cet héritage germanique est associée au vocabulaire de la guerre (ce dernier mot étant d’ailleurs lui-même issu du francique *warjan) et que le mot maganer est aussi porteur d’une certaine violence, puisqu’il signifie « mutiler, estropier ». La forme la plus courante en ancien français, mehaigner, s’explique peut-être par la contamination avec le syntagme man hamjan, « homme mutilé ». Cette explication, qui permet de résoudre quelques-uns des problèmes de phonétique historique qui persistent pour expliquer la forme mehaigner de l’ancien français, ne permet toutefois pas d’expliquer directement la forme qui survit au Québec, avec ou sans h. Pour l’expliquer, il faut passer par l’ancien provençal qui connaît une forme maganhar. Le [g] qui se substitue au [h] s’y explique vraisemblablement par la difficulté particulière qu’éprouvent les locuteurs romans (et ceux du Sud sont plus romanisés que ceux du Nord) à prononcer le [h] aspiré, étranger à la prononciation du latin classique.
La présence d’un mot provençal dans la langue commune du Québec n’est pas si étonnante, dès lors qu’on se souvient que la frontière linguistique passe au Nord du Poitou, d’où vient une part importante (environ 31 %) de ceux qui vont coloniser la Nouvelle-France, et que, précisément dans le Saintongeais (d’où est originaire, entre autres, Samuel de Champlain lui-même), est attestée une forme margagner au sens d’« abîmer ». Bien que les mots d’origine bretonne soient fort rares et que, contrairement à ce que l’on croit parfois (sans doute à cause de Jacques Cartier), les Bretons n’ont pas été très nombreux à s’installer en Nouvelle-France (à peine 4 %), il existe aussi une forme maganner en breton au sens de « brutaliser ».
La forme du Nord, mehaigner, est courante et se trouve encore chez Ronsard, dans la Franciade où Batilde, femme de Clovis II, aurait fait bouillir les jambes de ses fils ainsi énervés — au sens premier (c’est-à-dire privés de nerfs, bel exemple de renversement sémantique par rapport au français contemporain) —, avant de les jeter à la Seine pour avoir tenté d’usurper le trône de leur père, parti en Terre sainte. Mais le mehaigné le plus célèbre du Moyen Âge, plus encore que les fils de Clovis II, est un roi d’un roman de Chrétien de Troyes.
Dans ce texte, inachevé, rédigé vers 1181, le jeune Perceval quitte sa mère pour devenir chevalier. Au fil de ses aventures, il rencontre un riche roi qui pêche dans une rivière. Après avoir été reçu par ce roi-pêcheur, il rencontre sa cousine qui lui révèle que le pêcheur est bel et bien roi, mais qu’il a été blessé au combat :Et la jeune fille dit :
« Cher seigneur,
Il est roi, je peux bien vous le dire,
Mais, lors d’une bataille, il fut sérieusement blessé et mutilé,
Tant et si bien qu’il ne peut plus se soutenir.
Il a été frappé par un javelot
Entre les deux hanches.
Il en est depuis si meurtri
Qu’il ne peut plus monter à cheval. »
La nature de cette blessure pose problème et permet de soulever un des éléments caractéristiques du travail avec les textes médiévaux qui nous oblige à tenir compte de la variance au sein d’un même texte. Entre plusieurs manuscrits qui transmettent un même roman, des différences, parfois importantes, peuvent se glisser. C’est le cas ici du vers où est précisé l’endroit où le roi a été blessé.
Tels de bons (ou de vagues) journalistes sportifs, l’auteur et les copistes auraient pu se contenter de dire que le roi était blessé « au bas du corps », le caractère volontairement imprécis de cette expression laissant place à toutes les interprétations. Le texte de Chrétien de Troyes préfère cependant localiser plus spécifiquement la blessure en précisant (et c’est ce que nous lisons dans la majorité des manuscrits) qu’il est blessé « parmi les hanches ». On trouve cependant dans deux autres manuscrits « parmi les gambes » et dans trois, « parmi les cuisses ». Le lieu autour duquel tournent les copistes est d’autant plus significatif que, depuis sa blessure, précise la cousine, le roi règne sur une terre stérile.
Ce passage, qui vaut à ce roi d’être souvent désigné par le seul syntagme « roi mehaigné » dans les nombreux romans médiévaux où il apparaît à la suite de Chrétien de Troyes, invite à considérer une autre hypothèse étymologique, proposée en 1926 par le romaniste autrichien Josef Brüch. Dans un article bien documenté (« Etymologisches », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 48, 2, 1926, p. 105-116), où il insistait notamment sur les relations entre le monde syrien et les principales villes du monde gallo-roman, Brüch propose de rattacher le mot mehaigné au substantif syrien mehamneiā, « eunuque ». On le voit, le lieu de glissement de la langue et de la littérature se rejoint. Ainsi il serait stérile, sans mauvais jeu de mots, de se limiter à une stricte approche étymologique. L’interprétation du texte en continuité avec le contexte social et historique duquel il participe est au cœur de mon travail. L’analyse du texte passe forcément par une attention première au langage qui participe de sa mise en forme, au même titre que le parchemin sur lequel il est écrit ou le livre dans lequel il se trouve.
Plus encore, le texte, même médiéval, participe, encore longtemps après sa mise en forme première, de la culture et de la société. Le plus bel exemple se trouve sans doute d’ailleurs dans le château même de ce roi mehaigné où Perceval est invité à partager un repas. À table, le jeune chevalier voit passer devant lui un cortège au centre duquel se trouve une jeune fille qui porte un graal. Déjà la syntaxe de l’ancien français, qui permet une plus grande souplesse dans l’ordre des mots, permet de mettre en évidence le graal qui apparaît dans la phrase avant la jeune fille qui le porte :
.I. graal entre ses deux mains
Une demoisele tenait.
La mise en évidence du terme est d’autant plus significative que le complément ainsi placé avant son sujet est un substantif, alors très rare en ancien français, qui désigne simplement un plat. Les rares occurrences connues avant Chrétien de Troyes ne laissent pas de doute sur le contexte essentiellement lié au service de table. Dans le récit, le mot attire d’emblée l’attention, d’autant qu’il s’agit de sa deuxième mention dans le texte, la première se trouvant dans le prologue où Chrétien de Troyes présente son œuvre en lui donnant un titre qui devait sembler assez intriguant aux oreilles de ses premiers auditeurs, pour qui il s’agissait essentiellement au départ du Conte du plat de service.
Très vite, en fait dans les dix années qui ont suivi, on a, d’une part, tenté de continuer le roman laissé inachevé par Chrétien de Troyes et, d’autre part, entrepris d’historiciser ce plat étrange qui apparaissait pour la première fois chez Chrétien de Troyes dans un contexte aux connotations religieuses multiples, voire œcuméniques, mais qui se présentait surtout comme une source de lumière indépassable. Robert de Boron en fait, lui, une relique historique, puisqu’il s’agirait du calice qui aurait servi à Joseph d’Arimathie à recueillir le sang du Christ en croix. Les romans vont se multiplier pendant les siècle suivants pour rattacher le Graal à différents univers romanesques, d’abord essentiellement en lien avec le roi Arthur et ses chevaliers de la Table Ronde, mais aussi avec Perceforest, à la figure d’Alexandre le Grand et même, indirectement à travers le nain Auberon et sa coupe magique, à Jules César.
L’importance du Graal dans la culture occidentale a un peu décliné entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, avant de revenir en force au XIXe siècle à travers la relecture wagnérienne. Il s’est maintenu pendant tout le XXe siècle, dans la culture dite « savante » comme dans la culture dite « populaire ». À ce titre, le Graal est sans doute l’un des meilleurs exemples de la fragilité de cette distinction. D’ailleurs, le mot est devenu un lieu commun de la langue journalistique. Pour se limiter aux 30 derniers jours et à la seule presse québécoise, on trouve le Graal aussi bien dans la Nouvelle de Sherbrooke pour parler d’une « figure emblématique de la batterie » que dans le Devoir pour parler des matériaux composites en vedette au salon de l’auto de Détroit ou même dans le magazine les Affaires pour illustrer la position de tête d’une application mobile dans l’App Store. L’impact du Graal au XXIe siècle est encore considérable, comme l’a prouvé l’immense succès du Da Vinci Code, qui est le seul livre paru depuis l’an 2000 à figurer dans la liste des 10 livres les plus vendus de tous les temps. (On notera au passage que trois des cinq livres publiés au XXe siècle qui figurent dans cette liste sont des variations sur le même thème, The Lord of the Rings et The Hobbit, du professeur de littérature médiévale J.R. Tolkien, et The Lion, the Witch and the Wardrobe de C.S. Lewis).
Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, on se contentera de résumer l’énigme du roman par l’équation Marie-Madeleine + Jésus = Graal = Mérovingiens. On sait que ce livre repose sur une enquête aux prétentions scientifiques publiée en 1982 par des journalistes britanniques. Ce qu’on sait peut-être moins, c’est que le même genre de (pseudo)enquête a été mené quelques années plus tard par un certain Michael Bradley, historien amateur résidant à Toronto, qui a publié en 1988 un « essai » intitulé Holy Grail across the Atlantic, dans lequel il révélait que Samuel de Champlain était un agent secret de la dynastie du Graal et que, pour préserver la sainte relique, il l’aurait cachée en Nouvelle-Écosse, où le Graal aurait été jusqu’en 1654, date à laquelle il aurait été transporté à… Montréal, où il se trouverait toujours en lieu sûr ! Mais quiconque connaît un peu Montréal sait fort bien que, pour les Montréalais, le seul véritable Graal a un nom et qu’on ne l’a pas vu en ville depuis 1993. Même l’hymne (quasi)officiel des Canadien de Montréal, la chanson « Le but » du groupe Loco Locass, pose cette équivalence. Que le mot graal résonne au Centre Bell quand Max Pacioretty compte un but montre bien tout le chemin qu’un mot peut faire et tout le chemin qu’on peut faire à partir d’un mot.
Pour l’essentiel, mon travail de recherche consiste à suivre au plus près ce qui, dans les mots anciens et dans les textes d’autrefois, nous définit, par contraste et par ressemblance, en essayant d’éviter de voir dans le Moyen Âge une logique héréditaire, toujours dangereuse, tout en faisant constamment l’aller-retour qui me conduit de l’ici et maintenant jusqu’à l’ailleurs et à l’autrefois, à la recherche de soi et de l’autre.
Professeur au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, Francis Gingras est l’auteur, entre autres, des ouvrages Érotisme et merveilles dans le récit français des XIIe et XIIIe siècles, le Bâtard conquérant : essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge et, tout récemment, de Profession médiéviste. Il est actuellement chercheur principal, en collaboration avec des collègues des Universités de Genève et de Zürich, d’un projet de recherche intitulé Lire en contexte à l’époque prémoderne : enquête sur les recueils manuscrits de fabliaux.
Le texte ci-dessus a été lu le 14 février 2014 lors de la journée Lettres ouvertes organisée par les départements de lettres de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal.
Source de l’illustration du Graal (enluminure du XVe siècle) : Wikimedia Commons
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