Les anciens se souviendront d’un temps où l’on nous promettait un monde sans papier. Les ordinateurs nous débarrasseraient de cet objet du passé. Le futur serait libre de pareilles traces.
Cette prophétie ne s’est évidemment pas avérée. Nous sommes toujours submergés de papier, même si de plus en plus des signes que nous laissons derrière nous n’ont d’existence que dans les machines qui nous accompagnent partout : téléphones, tablettes, ordinateurs.
À l’ère du tout-numérique, le papier n’est pas encore obsolète, ne serait-ce que pour imprimer les manuels pour aider les utilisateurs à tirer le meilleur de leurs machines. Il en existe même toute une série destinée aux idiots (Internet for Dummies, dans la langue de Bill Gates).
Le philosophe Maurizio Ferraris n’écrit pas pour les idiots. Les questions qu’il explore dans Âme et iPad sont complexes. Il ne recule jamais devant un paradoxe. Il multiplie les exemples et les expériences de pensée. Il entre en dialogue avec ses grands prédécesseurs (Platon, Descartes, Kant, Hegel) et avec ses contemporains (sa critique des travaux de John Searle n’y va pas par quatre chemins), mais il est vrai qu’il cite aussi Woody Allen, qu’il évoque un film de Disney et qu’il nous amène, façon de parler, dans la tombe de Tony Curtis. La rigueur de la démonstration philosophique n’interdit pas l’humour.
Âme et iPad ouvre la collection « Parcours numériques », dirigée par Michaël E. Sinatra et Marcello Vitali-Rosati. Une lecture cursive pourrait mener à se demander pourquoi nous lançons la collection avec un ouvrage parfois si éloigné, du moins en apparence, des questions que l’on se pose habituellement quand il est question de numérique. Maurizio Ferraris, lui si sensible à la matérialité du monde, ne vante pas les mérites des machines ou des logiciels et s’il expose les transformations du travail que les unes et les autres permettent, c’est pour les déplorer (« Internet est un empire où le soleil ne se couche jamais »). Il y a chez lui une lecture politique du monde numérique. Tous les lendemains ne chantent pas.
Pourtant son essai incarne parfaitement l’esprit que ses créateurs souhaitent pour leur collection. Celle-ci accueillera certes des ouvrages techniques et des états présents du numérique, voire des tentatives de prospective. Elle sera également le lieu où poser, grâce au numérique, de nouvelles questions à l’histoire des représentations (littéraires, philosophiques, techniques) et où aborder des questions aussi vieilles que l’homme.
La question que pose Maurizio Ferraris est celle des rapports de l’esprit et de la lettre, de l’âme et de l’automate. Contre la tradition dualiste, il démontre que la lettre — son inscription, ses archives, sa mémoire — précède l’esprit. Sans documentalité, pas d’espèce humaine : « notre esprit est un appareil d’écriture ». Comment arrive-t-il à une conclusion aussi radicale ? En allumant son iPad et en se mettant à réfléchir. L’analyse critique de la technique révèle des choses très anciennes, mais qui nous ont échappé. Plus maintenant.
Benoît Melançon est directeur du Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et directeur scientifique des Presses de l’Université de Montréal.
L’ouvrage dont il est vient de signer la préface, Âme et iPad de Maurizio Ferraris, est le premier titre de la collection « Parcours numériques ». Cette collection, dirigée Michaël E. Sinatra et Marcello Vitali-Rosati, est publiée par les Presses de l’Université de Montréal.
Portrait de Benoît Melançon par Andrew Dobrowolskyj (Université de Montréal)
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