Extraits de Navigations, publié chez publie.net, mars 2014
Notre Dame
Sur le Pont d’Arcole, il y a un banc — il y en a plusieurs, mais l’un d’entre eux c’est le mien. Il m’arrive souvent de m’y arrêter. D’un côté, sur le quai aux Fleurs, on peut apercevoir le lieu où se trouvait la maison d’Héloïse. On peut voir Notre-Dame et à l’opposé entrevoir les couleurs du Centre Pompidou. L’Hôtel de Ville et l’Hôtel-Dieu et le Palais de Justice et le sommet de la tour Saint-Jacques. Chaque coup d’œil, c’est une histoire à raconter. Les lettres d’Héloïse à Abélard, les philosophes qui ont vécu juste à côté de cette maison — Jankélévitch, me semble-t-il — et Esmeralda, Quasimodo et les pèlerins qui partaient pour Compostelle, la section révolutionnaire des Lombards et le duc d’Auge, le vingt-cinq septembre douze cent-soixante-quatre. À côté de tout cela, les histoires qui me concernent — elles aussi arrivées sur ce pont, et même sur ce banc — ne me semblent plus tellement intéressantes. Elles perdent leurs couleurs, se mélangent au reste. Hugo raconte mieux que moi.
Culs
Il y a des choses qu’on devrait refuser de dire pour qu’il soit impossible de les penser. On ne comprend pas pourquoi le mot « cul » devrait être un gros mot, un mot qu’on ne peut pas prononcer, alors que les mots « guerre » ou « frontière » ou « prison » on peut les dire même devant des enfants. Un cul peut être très beau, pas une prison — je suis certain que cette idée n’est pas originale, je suis sûr que je l’ai lue quelque part, très probablement chez un philosophe, très probablement du XVIIIe, possiblement Diderot, mais ces informations ne sont pas suffisantes pour m’aider à retrouver la phrase exacte qui était sans doute mieux formulée que la mienne… en tout cas, ce qui est important maintenant n’est pas qui l’a dite et si quelqu’un l’a dite avant moi, ce que j’espère, mais le fait que cette idée est tellement vraie que je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas encore devenue une loi, gravée sur les couvertures des dictionnaires et dans les codes déontologiques de la télévision.
Luciano Zagari
À la fin de ma vie, je voudrais rentrer dans une salle de cours avec une pile de livres entre les mains et la laisser tomber par terre, et je voudrais être grand et courbé comme Luciano Zagari, avoir sa voix et son regard si tranquille, si ironique et si profond qu’on parvenait à y voir des choses si lointaines, si tristes et si belles. À la fin de ma vie, je voudrais parler de Faust comme s’il était quelqu’un que j’ai moi-même été dans le temps, et je voudrais avoir transformé le cynisme en ironie et l’ironie en espoir. À la fin de ma vie, je voudrais parler du Roi Lear et du fait qu’il a trop tôt fait le bilan de sa vie, parce que ce bilan arrive au début du texte alors que l’on sait parfaitement que les bilans doivent se faire à la fin. Et de Siméon, et du Nunc dimittis. À la fin de ma vie, je voudrais qu’un étudiant de dix-huit ans puisse voir dans mes yeux la profondeur de ce que j’ai vécu, qu’il puisse, en plongeant ses yeux dans les miens, imaginer pour lui une vie merveilleuse.
Nouvelle gloire barbare
Un jour, comme une énorme explosion, la pression des peuples que nous sommes en train de dominer sera si forte que notre empire ne pourra plus la retenir. Comme une explosion, éclateront les frontières, l’Europe sera traversée — nouvelle gloire barbare — par des hordes de migrants qui ne se poseront plus la question de leurs droits. Un jour, des bateaux partiront gaiement de Livourne, chargés d’espoir et de rage et débarqueront sur le continent américain des millions de valises usées. Un jour, il ne sera plus possible de dicter les règles du plus fort, car le nombre des plus faibles aura le dernier mot. Un jour, partager sa maison avec Eugen ne sera plus un crime mais une nécessité. Il n’y aura peut-être pas besoin de violence. Cela adviendra, sans possibilité de résistance, sans étonnement, comme l’arrivée de la neige ici à Montréal. Doucement, les Cameron, les Guéant, les Valls, les Turco, les Bossi et les Napolitano étoufferont dans leur sommeil, sans que personne s’en aperçoive.
Marcello Vitali-Rosati est professeur de Littérature et culture numérique au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Il mène une réflexion philosophique sur les enjeux des technologies numériques : la notion d’identité virtuelle, le concept d’auteur à l’ère d’Internet, et les formes de production, publication et diffusion des contenus en ligne. Ses plus récents livres sont Égarements. Amour mort et identités numériques (Hermann) et Navigations (publie.net).
Laisser un commentaire