Lors d’une exceptionnelle entrevue à la radio de CIBL en décembre 2013, François Hébert, éditeur des Herbes rouges depuis 1968, disait avant tout rechercher de jeunes textes. Il s’empressait d’ajouter que la jeunesse d’un texte n’est pas relative à l’âge des auteurs, ceux-ci, peu importe leur somme d’expérience, étant plus souvent enclins à proposer de vieux textes, soit peu étonnants, voire convenus. Citant Roger Des Roches en exemple, Hébert illustrait le fait que les jeunes textes ne sont certainement pas une affaire de jeunesse, mais bien de pratique d’écriture.
Si nous prenons cette notion de jeune texte au pied de lettre, je dirais que Marcel Hébert, l’aîné du tandem éditorial (décédé en avril 2007), avait implanté cette idée dès son premier livre, le très bref mais si riche Sauterelle dans jouet, numéro 5 (février 1972) de la revue Les Herbes rouges.
De cette plaquette écrite « parce que roger des roches, lucien francœur, huguette gaulin-bergeron, françois hébert, gaston miron, ginette nault, patrick straram, françois tourigny », il se dégage une claire intention d’aller à l’image par le travail formel — des images souvent d’inspiration surréaliste, mais qui ne s’appuient pas sur l’idée ou sur les mécanismes de cette école. L’objectif consiste plutôt à s’approprier certains éléments d’une esthétique de l’étonnement, d’en faire une approche du texte comme n’importe quelle autre, sans autre finalité que son apport au poème :
animal ou téléphone
même encre
à jeter après usage
– – – – –
jour et jour
sauterelle dans jouet
(Les traits indiquent un saut de page.)
Plus loin, Marcel Hébert distord le sens possible du poème, le faisant basculer dans un doute à la fois inquiet et amusé, produisant l’impression d’une menace, celle d’un enfermement, tant dans la forme que dans l’expérience de l’image :
si la logeuse orne sa pince
seulement
et
– – – – –
pour déjeuner des menottes imprimées
entre autres
Avec ce jeu d’inventions et de menaces fines, le texte pourtant ténu de Marcel Hébert demande au lecteur une constante présence d’esprit, ce dernier devant se dépêtrer de poèmes réduits au minimum, ouvrant sur une pluralité d’interprétations, parce qu’alimentées par un foisonnement de pistes, comme celle de l’humour : « bolo : chemin naturel », de la contemplation : « la volière est un oiseau / de milliards de têtes », du simple bruissement : « l’aiguille respire sans chas », voire du ludisme : « des bœufs minuscules / lancent des anneaux / s’amusent ».
À mes yeux, dans la petite centaine de mots formant Sauterelle dans jouet, on retrouve l’essence de la manière Herbes rouges. Jouant le rôle de matrice éditoriale à plus d’un égard (le numéro 5 des Herbes rouges fut le premier à être consacré à un auteur unique, une formule qui sera l’une des marques de commerce de cette revue), le premier livre de Marcel Hébert, 42 ans après sa parution, demeure l’un des plus jeunes textes du corpus éditorial herberougiste.
Vu à travers cet angle matriciel, l’œuvre éditoriale des frères Hébert ne serait pas assemblée en fonction d’un dictat esthétique ou de la réduction des praxis, elle démontrerait plutôt la pertinence d’une attitude, d’une inclinaison explicite à l’égard de la matière texte comme objet à manipuler librement, tant pour en rire — aux Herbes rouges, le rire est multiple : caustique, ironique, cynique, nihiliste, absurdiste, caustique, moqueur, joueur et assurément libre — que pour provoquer, pour ébranler, pour toucher, pour épater la galerie, mais essentiellement pour rappeler, de mot en mot, que la littérature naît dans le désir d’unicité, dans l’inventivité inquiète, dans le refus de l’aisance et dans l’obstination, parfois retorse, souvent acharnée, mais assumée.
Quiconque s’intéresse à l’œuvre éditoriale des frères Hébert a avantage à se pencher sur ces deux vers tirés de Sauterelle dans jouet. Ils forment probablement la meilleure définition des Herbes rouges :
LINGERIE POUR FRUITS
il entre
Jean-Simon DesRochers est professeur adjoint en création littéraire au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal depuis juin 2014. Il a obtenu un doctorat en théories de la création littéraire à l’Université du Québec à Montréal. À la fois orientées en création et en théorie, ses recherches portent sur le développement d’une approche bioculturelle des théories de la création littéraire, liant textes sur la création, neurosciences, anthropologie des arts et philosophie de l’acte de création. Jean-Simon DesRochers est aussi romancier, poète et scénariste. Plus récent livre paru : Demain sera sans rêves, roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2013.
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