Le problème, lorsqu’on tente de donner du sens à la vie en écrivant des livres, c’est-à-dire en transformant cette vie – organique, mouvante, imprévisible – en totalité signifiante, c’est qu’on finit par perdre de vue la source en tant qu’achèvement premier. Étape 1 : la vie est décevante. Ce n’est pas grave, crient ensemble les amis les parents et même le pneumologue : tu en feras un livre. Les plus désespérés sont les chants les plus beaux. Nulle consolation à transformer sa merde en livre. Quoique : question d’orgueil. Étape 2 : cristallisation des malheurs en anecdotes, des larmes en lyrisme. À la Villa Médicis j’ai rêvé une nuit en grelottant de fièvre que mon urine et ma salive précipitées dans une bouteille en plastique avaient donné des cristaux que nous exposerions à la prochaine exposition collective des pensionnaires. Métaphore très exacte de mon art : les sécrétions de mes souffrances sont à la disposition du grand alchimiste pour en faire des vitraux. Là est leur seule valeur. Étape 3 : je ne vis plus que pour cela puisqu’il n’y a que cela que je maîtrise un peu. Je traite la vie comme un chantier de livre. Au lieu de la vivre et de voir, et de m’émerveiller éventuellement devant ce qui arrive, de me laisser traverser par la magie de l’instant, je programme, je rature, comme les joueurs d’échecs je tente d’anticiper les coups et ne parviens à dormir que si j’ai plusieurs coups d’avance. Si je ne peux prévoir alors du moins tentons de penser : si je meurs cet été emportée par un papillon, quel aura été ce roman de ma vie ? Chaque instant : et si le roman s’arrête là est-ce que ça tient ? Je ne voudrais pas être emportée sans l’avoir prévu, avec cette sorte de honte de ne pouvoir dissimuler ce qui cloche. J’ai toujours eu honte pour les cadavres, je les regarde le moins possible, pour ne pas les trahir. Chaque instant : qu’est-ce que ça aura voulu dire si on écrit le mot fin ici ? La morale de l’histoire ?
La vie, je veux dire la consistance de la vie, est toujours désespérément moins importante que la forme que je peux lui donner, ou qu’elle semble prendre en tant qu’histoire. Était-elle intrinsèquement médiocre ou l’est-elle devenue parce que je m’acharne à la regarder comme un schéma narratif ? Parce que je ne mise finalement que sur « la gueule que ça a » ? Attention : il faut une certaine dose de désespoir pour en arriver là. Je suis peut-être devenue comme ces acteurs qui ont si bien digéré Stanislavski qu’au moment de souffrir ils se regardent dans le miroir en notant l’angle du rictus. Peut-être que ça les sauve. Peut-être que ça les tue plus vite. Le pire : ça n’amoindrit ni ne calme leur souffrance. Au mieux ça l’encadre, ça la souligne.
Au moment où mon papillon se déclare, il me déclenche une rage de vivre insoupçonnée. Persévérer dans la vie me semble soudain très précieux. La force des condamnés. Je pars avec un ordinateur et un cahier, mais j’écris peu. Je regarde autour de moi. Je pense à Cyril Collard, l’idole de mes treize ans : « mais ce n’est plus ma vie, je suis dans la vie. » Il faut sans doute se sentir vraiment en danger pour éprouver que la peur de mourir est supérieure à la peur de vivre. Le soulagement d’être confrontée à une peur qui surpasse enfin mes peurs.
Claire Legendre est professeure de création littéraire au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Écrivaine, elle est l’auteure de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre. Son plus récent roman est Vérité et amour (Grasset, 2013). Elle vient de faire paraître le Nénuphar et l’araignée (Les Allusifs, 2015), dont est extrait le texte ci-dessus.
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