Après que Grandma nous a plantées là, Mamère nous élève donc seule. Elle nous laisse pousser, Leena et moi, comme des herbes qu’on froisse, brins de jeunesse malléables et ainsi de suite.
Entrée à l’école secondaire.
Leena devient coquette. Je lis n’importe quoi, comme si les livres gardaient Grandma vivante. Mamère torpille des remarques quand elle me voit plantée sur mes deux fesses à ne rien faire. À vrai dire, tant que je déguerpis à l’école et m’emploie aux travaux de couture avec Leena, elle s’en moque. Tu perds ton temps, dit-elle.
À l’âge de quatorze ans, le ventre me fait mal. Je continue de lire, Mamère laisse filer. Je trouve que l’île est petite et le monde, vaste. Je comprends que les livres sont le deuxième commencement, la première étincelle, mais ils ne font pas pousser des ailes. Toutes les jeunes âmes insulaires venues dans ce bas-monde au milieu des eaux portent en elles la graine du voyage. Rares sont celles qui atteignent l’au-delà à bord d’un aéronef. Quand elles migrent, elles se disséminent sur la planète entière. Certaines reviennent, d’autres pas.
La prof de français n’apprécie pas mon attitude. Elle fronce les sourcils quand elle me surprend en train de dévorer un livre en classe. Elle grimace avec la bouche, fait claquer sa langue, prétend que la lecture est utile pour se débrouiller dans la vie, pas les livres.
— Les livres donnent des idées de grandeur. Vous finirez paresseuse et myope.
Je passe outre, je récolte des punitions. Cela n’empêche rien. Le bus scolaire nous cueille à 6 heures 30, je me cale côté fenêtre, je lis. Cela s’agite, cela cahote, cela fonce à tombeau ouvert sur les routes cabossées nettoyées de leurs cadavres. Je lis, le temps s’évapore, l’océan brille au bout des champs, les arbres font de l’ombre, ligne de sueur dans le cou de Leena, je lis comme une forcenée jusqu’à ce que le bus déverse son chargement sur la terre rouge de l’école.
Je pousse dru. Sur mes jambes naissent de longs poils, mes seins bourgeonnent. Je continue de dévorer les lignes serrées des volumes vendus au poids sous l’horloge du grand marché. Je revends aux touristes les livres de recettes sur la plage d’Anse-au-Goulet, où je traîne avec ma bande. Au milieu du jour, en plein soleil, il m’arrive de voler un roman resté sur le sable. C’est risqué, donc excitant. Des gardiens patrouillent avec des chiens et des téléphones à ondes courtes.
Avec Sophie, autre bâtarde mécontente de son sort, j’affine ma technique. Ceinturé autour de ma taille, mon sarrau frôle le sable. Quand je passe près d’un livre délaissé le temps d’une baignade (ou d’une partie de volley), je le fais sauter sous le tissu du sarrau avec un pied, hop, disparu. Je continue sur quelques mètres, accentuant par exprès ma boiterie, puis je me penche, le récupère dans une de mes longues manches bouffantes.
Je rêve d’un pays où il y aurait assez de bibliothèques pour que les sang-mêlé comme moi puissent assouvir leur insatiable curiosité. Rêver n’est pas interdit.
Marie-Pascale Huglo est professeure de création littéraire et de littérature contemporaine au Département des littératures de langue française de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Écrivaine, elle est l’auteure de romans, de nouvelles et de textes pour la jeunesse. Son livre la Respiration du monde (Montréal, Leméac, 2010) lui a valu d’être finaliste au Prix littéraire des collégiens. Elle vient de faire paraître la Fille d’Ulysse (Montréal, Leméac, 2015), dont est extrait le texte ci-dessus (p. 21-23).
Extrait reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur
Portrait de Marie-Pascale Huglo par Martine Doyon
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