«Il est toujours bon de savoir à quelle sauce on veut nous manger.»
Benoît Melançon
Dans les dernières semaines, un ouvrage collectif dirigé par l’économiste Ianik Marcil a vu le jour aux Éditions Somme toute[1]Ianik Marcil (dir.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Éditions Somme toute, 2015, 202 pages. : autour du thème très fréquenté de l’«austérité», de ses abondantes manifestations et de ses nombreux effets, le livre réunit (en plus d’une introduction générale) onze interventions variées. Parmi celles-ci figure, entre autres contributions, un texte court mais précieux dans lequel Benoît Melançon (dont on connaît l’oreille tendue) soumet l’actuel discours libéral à une analyse d’ordre rhétorique, jetant ainsi un nouvel éclairage sur un phénomène langagier auquel j’ai par ailleurs déjà consacré, l’automne dernier sur Littéraires après tout, quelques énergies – ici, et surtout là.
Bref et concis, court mais utile, l’essai de Benoît Melançon («Dire, ou pas, l’austérité») est particulièrement limpide et, par conséquent, efficace. Proposant un survol rapide de la dernière décennie libérale, marquée (à l’exclusion du très passager règne péquiste) par les gouvernements successifs de Jean Charest et de son austère continuateur, Melançon examine la subtile transformation du champ lexical et sémantique mobilisé, d’hier à aujourd’hui, par le discours libéral. Entre les libéraux de 2003 et leurs homologues actuels, il y a non seulement une distance temporelle mais aussi une disparité rhétorique. De fait, l’histoire politique récente est celle du passage d’un langage à un autre : le langage de la technique, qu’affectionnait Charest à l’aube de la dernière décennie, s’est progressivement mais sensiblement estompé pour laisser place au langage de la morale. La perspective comparative se montre en effet révélatrice. Les mots qui rayonnaient naguère autour d’une nécessaire réingénierie de l’État («rationalisation», «indicateurs de performance», «gouvernance», «efficience» et «rendement» de la «machine gouvernementale») ont pris l’accent du prêcheur et la couleur de la pénitence : le redressement des finances publiques (car elles étaient, on le comprend, déviantes ou délinquantes) exige des «sacrifices» et des «efforts» aussi nécessaires que «difficiles», chacun ayant en somme la responsabilité morale de faire sa «juste part» pour alléger le «fardeau» fiscal des générations futures.
Bien sûr, comme l’indique Benoît Melançon, les deux vocabulaires ne s’excluent pas mutuellement – entre eux, il y a non seulement un lien de continuité mais aussi une cohabitation possible. Il faut donc concevoir le passage de la technique à la morale comme le remplacement d’une «dominante» (p. 25) sémantique par une autre plutôt que comme une substitution complète. Or, cette moralisation du langage politique se manifeste de manière particulièrement évidente dans la terminologie qui polarise présentement l’espace public et les discours qui y circulent : entre le gouvernement Couillard, qui parle de «rigueur», et ses opposants, qui préfèrent la notion maintenant bien implantée d’«austérité», se joue une lutte pour la définition légitime de l’actuelle situation politique québécoise. Car même si les deux termes ont en fait le même référent (les politiques budgétaires du gouvernement libéral), les deux appellations concurrentes, mais aucunement équivalentes, ont des signifiés considérablement différents. Plus précisément, ce qui distingue la «rigueur» de l’«austérité» (deux mots surchargés par une «forte dimension morale» – p. 24) c’est, sémantiquement parlant, la connotation qui leur est attachée, la valeur positive ou négative dont ils sont investis : alors que l’«austérité» est associée à la froideur et au silence du lieu carcéral ou monacal, à une sévère discipline ou à la privation douloureuse (elle relève de l’ascèse et évoque la souffrance), la «rigueur» suggère au contraire une qualité intellectuelle ou morale, la concentration et la précision, l’exactitude et la responsabilité, bref un élément hautement positif et souvent placé au cœur d’une saine éthique de vie ou, plutôt, de travail.
Or, la mise en évidence de la quincaillerie lexicale de nos politiciens n’est pas une simple coquetterie pour littéraires ; le choix d’un langage est toujours porteur d’une option idéologique, traduit une conception du réel sur lequel, dès lors, il ne peut manquer d’avoir, directement ou non, des effets concrets. La façon dont on nomme et définit, par exemple, le destinataire du message politique trahit une certaine vision de la vie collective : lorsque le «contribuable» et le «payeur de taxes» en viennent à supplanter le «citoyen», c’est qu’«on est passé du bien commun au bien individuel, voire aux biens individuels.» (p. 25) On pourrait fournir un deuxième exemple, plus récent et encore plus révélateur dans la mesure où ses effets sont plus tangibles. La semaine dernière, le ministre de la santé a repris à son compte une comparaison qui, depuis le printemps 2012, a cessé de nous étonner : «L’étudiant est à l’université ce qu’un consommateur est à un commerçant. Une association de consommateurs, ça ne fait pas de grève. S’ils décident de ne plus prendre le produit, ils ne le prennent plus.» L’utilisation, ici, du lexique de la vente et des affaires est bien sûr directement liée au déni de reconnaissance dont la «grève étudiante» fait l’objet : en la délégitimant, en la rendant illicite, cette rhétorique autorise directement le recours à des moyens légaux (comme des injonctions) et, partant, coercitifs (les forces policières).
En définitive, on peut dire que le langage enregistre la réalité tout autant qu’il la façonne.
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Sur la base de ces quelques constats, il me paraît possible et souhaitable de prendre un peu de hauteur pour proposer une réflexion générale, de nature plus théorique, sur la chose politique en elle-même.
Je vais d’emblée reconnaître, ici, ma dette à l’égard de la pensée du sociologue français Pierre Bourdieu : celui-ci écrit effectivement à plusieurs reprises (on pourrait ainsi relever de nombreux fragments épars de son œuvre) que «la production des représentations du monde social est une dimension fondamentale de la lutte politique». En ce sens, et dans une perspective bourdieusienne, la politique figure comme un «terrain où on lutte pour imposer la manière convenable, juste, légitime de parler le monde social[2]Ces citations sont tirées d’un entretien donné par Bourdieu en 1978, intitulé «Les intellectuels sont-ils hors jeu?» et transcrit dans Questions de sociologie (Paris, Minuit, 2002 [1984], p. … Continue reading».
En effet, la politique fait corps avec le langage. Et à telle enseigne qu’il est sans doute possible et même nécessaire, sans exagération, de définir l’activité politique comme une activité dans et par le langage. «Faire de la politique», c’est être immergé dans les signes (chiffres, mots, images, etc.) et utiliser ceux-ci dans le cadre de certaines situations précises : recevoir des signes et en émettre dans un contexte de prise de décision ou de participation au processus de prise de décision. La politique c’est, en ce sens, une manipulation de la réalité qui s’effectue d’abord par le biais d’une manipulation des mots. Ou, pour mieux dire, une intervention sur la réalité par l’intermédiaire d’une intervention dans le champ du langage et des significations, c’est-à-dire une intervention qui porte sur les signes (que ceux-ci soient des concepts comme «démocratie» ou des statistiques qu’il s’agit de produire, de sélectionner ou d’interpréter) à partir desquels nous pensons, percevons et décrivons notre réalité sociale commune. Le langage est, par excellence, le lieu où vient s’inscrire le politique.
Parmi les formes que peut prendre l’«intervention» politique dans le langage, une en particulier me paraît mériter une attention particulière : l’acte de définition. On peut, pour mieux poser le problème et pour faire avancer l’analyse, recourir à la théorie des «actes de langage» du philosophe anglais John L. Austin. Le constat initial d’Austin est le suivant : certaines actions (autres que celle qui consiste justement à parler) ne peuvent être effectuées que dans et par le langage. Réciproquement, certains énoncés accomplissent, par leur énonciation même, des actions particulières qui ne sauraient être exécutées autrement. Cette catégorie spéciale d’actions/énoncés regroupe précisément un ensemble d’énonciations qu’Austin appelle «performatives», l’exemple le plus évident étant probablement l’acte de «promesse». Promettre quelque chose à quelqu’un, c’est en effet, très exactement et nécessairement, dire «je te promets de […]». Autrement dit, la mention du verbe «promettre» est la condition nécessaire de la promesse, ce qui définit en propre cet acte qui consiste à promettre. Ainsi, si l’énonciation «je te promets de […]» constitue l’acte de promettre en tant que tel, l’action de promettre est, en elle-même et fondamentalement, énonciative ou langagière. En ce sens, une énonciation performative est l’exécution d’une action : je parle et, ce faisant, je fais aussi autre chose. Il y a un acte qui, tel un supplément, excède l’acte nu et simple de dire.
Pour Austin, l’acte de langage en lui-même peut être analysé sur trois plans. Parler, c’est d’abord et toujours un acte phonétique, un acte locutoire : produire des sons, articuler les lèvres. Mouvement physique, corporel. Mais l’énonciation performative superpose, comme on vient de le voir, un deuxième plan au premier. Austin parle ici d’un acte illocutoire : «il s’agit, précise le philosophe, d’un acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose[3]Les citations d’Austin sont tirées de son ouvrage Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970..» Enfin, l’acte de langage peut aussi être un acte perlocutoire : ce troisième plan renvoie aux effets concrets et tangibles que l’acte de langage est susceptible d’avoir sur les individus qui nous entourent, sur les destinataires de telle ou telle énonciation. Or, entre l’acte illocutoire, propre aux énonciations performatives, et l’acte perlocutoire, c’est-à-dire l’obtention d’effets (le plus souvent recherchés), il y a nécessairement une brèche. Et par définition, cette distance rend l’énonciation performative vulnérable à l’échec.
Pour illustrer cette idée, on peut prendre l’exemple du verdict ou du prononcé de la sentence (devant un tribunal). «Vous êtes reconnu coupable et condamné à l’emprisonnement» : un énoncé de cette nature, dont la valeur illocutoire est évidente, ne peut produire ses effets (à savoir : conférer légalement un statut de culpabilité et imposer une peine en vertu d’un code pénal) que s’il est formulé par l’individu investi de l’autorité adéquate (le juge), et ce dans une situation précise (le rituel codifié des procédures judiciaires). En somme, l’énonciation performative est soumise à des conditions sociales de réussite. Comme l’écrit Austin, «il est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquelles les mots sont prononcés soient d’une certaine façon (ou de plusieurs façons) appropriées».
Sur cette base, si l’on revient au problème politique posé précédemment, il devient clair que l’acte de définition est un acte illocutoire, que le pouvoir de définir en est un qui s’exerce uniquement dans et par le langage, au moyen d’énonciations performatives. Définir telle situation (une compression budgétaire) comme «acceptable» et telle autre (l’état des finances publiques, une prétendue «islamisation» de la société, etc.) comme «alarmante» ; définir telle procédure (deux visites aux urnes par décennie) comme «démocratique» et telle autre (un vote dans une assemblée étudiante ou une manifestation) comme «illégitime» ou «illégale» ; définir telle personne comme «folle» et telle autre comme «saine» ; définir l’éducation comme un «droit», comme une «richesse» ou, à l’inverse, comme un «produit de consommation» (on pourrait multiplier les exemples), c’est toujours, par un travail de classement du réel, faire exister telle ou telle chose selon tel ou tel mode, conférer à telle ou telle réalité une signification et une position (sur une échelle de valeurs ou dans un ensemble différentiel). Et dans la mesure où la définition d’une chose suggère inévitablement l’adoption de telle ou telle ligne de conduite à son égard, c’est toujours ordonner le monde (ou tenter de le faire) d’une certaine manière.
Éminemment politique par nature, le pouvoir de définition est, en somme, un télescopage. C’est le pouvoir de ramener le monde à une vision du monde, de court-circuiter la distance entre les deux pour mieux les faire coïncider.
L’un des problèmes politiques fondamentaux qui se posent à nous concerne précisément la distinction et la distance entre les dimensions illocutoire et perlocutoire de l’acte de définition. Le problème vient en fait beaucoup moins de l’existence d’une lutte entre plusieurs définitions concurrentes de la réalité (car c’est l’un des fondements de la vie démocratique) que des effets perlocutoires de la définition que parviennent souvent à imposer les dirigeant-e-s. Le printemps 2012 nous a fourni un exemple particulièrement probant d’une telle «perlocution» politique : la définition répétée du débrayage étudiant comme «boycott» (plutôt que comme «grève») a rompu la reconnaissance implicite dont le droit de grève avait antérieurement pu faire l’objet pour ouvrir la porte, littéralement et directement, à une intervention d’ordre juridique et légal.
Une telle efficacité perlocutoire des actes de langage gouvernementaux révèle que les conditions sociales de réussite dont parle Austin sont, sinon toujours, du moins assez souvent «remplies». Une analyse rigoureuse et de longue haleine devrait évidemment, afin de les décortiquer, se pencher sur l’ensemble de ces conditions ; je me contenterai ici pour ma part, et pour finir, d’une remarque programmatique. De toute évidence, l’assentiment d’une frange importante de la population (qui n’a pas, il faut bien le dire, les compétences minimales adéquates pour décoder de manière critique la plupart des discours) constitue l’une des conditions de réussite de la «perlocution» politique. C’est pourquoi il faut revenir au texte de Benoît Melançon et réaffirmer, avec l’auteur, que notre rôle (à commencer, évidemment, par «les intellectuels et journalistes») consiste d’abord à expliquer, clarifier et questionner les langages politiques qui opèrent, en toute quiétude et discrètement, le télescopage dont j’ai parlé plus haut entre le monde et sa représentation.
Il faut ouvrir la brèche entre l’illocutoire et le perlocutoire. Il faut rendre le langage vulnérable. Il faut parfois faire échouer le pouvoir dont il est le véhicule et, au besoin, lui couper la langue.
Alex Gagnon est doctorant au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Il y prépare une thèse sur l’histoire culturelle du meurtre et de ses représentations au Québec, sous la direction de la professeure Micheline Cambron. Le texte ci-dessus a d’abord paru sur le blogue Littéraires après tout le 22 avril 2015.
References
↑1 | Ianik Marcil (dir.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Éditions Somme toute, 2015, 202 pages. |
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↑2 | Ces citations sont tirées d’un entretien donné par Bourdieu en 1978, intitulé «Les intellectuels sont-ils hors jeu?» et transcrit dans Questions de sociologie (Paris, Minuit, 2002 [1984], p. 62). |
↑3 | Les citations d’Austin sont tirées de son ouvrage Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. |
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