Lire : activité banale, au moins dans les pays où l’écrit est largement partagé. Cependant, de nombreuses voix se lamentent aujourd’hui sur le déclin de la lecture et nous pourrions penser que les techniques contemporaines de communication nous ont plutôt plongé dans un monde de l’image et de la voix où l’écrit serait en perte de vitesse. Faut-il vraiment se fier à ces critiques des technologies récentes ? Il est frappant que l’essor des téléphones intelligents, par exemple, est moins dû à la présence de la voix ou des échanges d’image ainsi facilités, qu’aux possibilités d’y lire sa page Facebook, son compte Twitter, des pages Web ou les textos de ses amis. En fait, notre téléphone est surtout une machine à écrire et une machine à lire. D’ailleurs, ne parle-t-on pas pour nos ordinateurs tant aimés de logiciels de lecture vidéo et audio ou de nos banques musicales portatives comme de lecteurs MP3 ou MP4 ? Comme on le voit, nous n’en avons pas fini avec la lecture. Alors, qu’est-ce qui nous fascine tant dans la possibilité de lire ce qu’ont écrit d’autres personnes ? Comment penser cette expérience qui consiste à lire des textes, mais aussi des fichiers audio ou des tableaux abstraits, voire des personnes ou des situations ? Quel genre de communication implique-t-elle ?
Partons classiquement de l’étymologie : le grec comme le latin lego signifie « cueillir », « rassembler ». Encore faut-il préciser de quel genre de cueillette on parle. Dans l’Antiquité, il s’agit surtout de cueillir des plantes pour leur vertu médicinale et les assembler pour composer un remède. Bien sûr, toute cueillette de fruits ou de plantes vise la santé du corps par l’apaisement de sa faim, mais il est important de souligner cette dimension de soin encore plus nettement avec cette valeur thérapeutique. En indo-européen, il y a d’ailleurs une grande proximité entre la racine *lêg- : cueillir, rassembler, et la racine leg- : prendre soin de quelque chose ou quelqu’un. Ce sens est assez bien indiqué par les dérivés en slavon (lek est un remède) et en tchèque (lécit veut dire soigner, lékama est une pharmacie). C’est dire que les livres manuscrits, imprimés ou numériques devraient être remboursés aujourd’hui par la sécurité sociale.
En français, depuis au moins le XIe siècle, lire renvoie à la capacité de suivre des yeux les caractères d’une écriture. C’est donc une activité de déchiffrement, mais aussi de performance, puisque, dans ce contexte encore fortement marqué par l’oralité, lire désigne l’énonciation à haute voix et, généralement, publique. La lecture silencieuse remonte, dans des cas rares, à l’Antiquité, mais les usages les plus courants de la lecture pendant de nombreux siècles ont été oraux et collectifs. D’emblée, on doit donc sortir la question de la lecture d’un pur rapport intime noué entre deux sujets, l’auteur et le lecteur. Ou plutôt, il faut inscrire cette « lecture » d’une nécessaire intimité de la pratique de lecture dans une histoire plus large dont elle ne compose qu’une figure provisoire, délicatement installée sur le seuil de la modernité.
À partir du déchiffrement des lettres et des syllabes, lire en vient, de manière générale, à dénoter toute activité de décryptage (de façon significative, en anglais, to read vient de rædan, conseiller, mais surtout déchiffrer quelque chose d’obscur, trouver la solution d’une énigme). On peut ainsi espérer lire les situations ou les êtres comme à livre ouvert. La première occurrence de ce sens élargi, en français, est attribuée à Montaigne, dans le chapitre inaugural des Essais.
Montaigne y raconte l’histoire de Denys l’Ancien qui, pour se venger de son tenace adversaire Phyton qu’il vient de vaincre, le torture moralement et physiquement devant toute l’armée victorieuse. Or Phyton demeure d’une parfaite constance et exploite les tortures qu’il subit pour exhiber les excès tyranniques de Denys. Alors celui-ci, « lisant dans les yeux de la commune [la foule] de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef et de son triomphe, elle alloit s’amolissant par l’estonnement d’une si rare vertu […], feit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer[1]Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, Presses universitaires de France, 1992, I, 1, « Par divers moyens on arrive à pareille fin », p. 9 (mes italiques). Voir aussi les pages … Continue reading. » On comprend ainsi le glissement de la lecture du livre à la lecture d’un comportement ou d’une situation. Mais l’exemple que nous donne Montaigne montre surtout le renversement complet qui a lieu : les yeux qui déchiffraient les caractères écrits plongent, désormais, dans les yeux mêmes de l’autre, ou plutôt des autres, puisque ce sont les yeux de toute son armée dans lesquels le souverain serait capable de lire. Au lieu du déchiffrement collectif par les yeux et la voix du lecteur ancien, tout se passe comme si, à l’image du tyran de Syracuse que Platon voulait conseiller, le lecteur moderne, le lecteur souverain, lisait directement dans les yeux du public comme tel.
Bien sûr, c’est une simple métonymie qui permet de passer du déchiffrement des attitudes corporelles ou des manifestations du visage à une lecture des yeux, puis des esprits eux-mêmes. Cependant, cette image constitue aussi une allégorie de la lecture : au-delà des lettres dans un livre, ce sont des expressions qui sont interprétées. Des caractères typographiques, on glisse ainsi vers les caractères psychologiques. Au point d’ailleurs où la matérialité du dispositif éditorial peut servir de modèle pour décrire la pénétration des esprits. Ainsi, dans la deuxième partie de Henry IV, Shakespeare fait dire au duc de Northumberland qui voit apparaître un messager : « le front de cet homme, ressemblant à une page de titre, annonce un volume de tragédies[2]« This man’s brow, like to a title-leaf, foretells the nature of a tragic volume », Shakespeare, Œuvres complètes, Histoires, éd. Jean-Michel Déprats et Gisèle Vernet, Paris, Gallimard, … Continue reading ». De fait, il vient lui annoncer la mort de son fils et la perte de la bataille qu’il livrait. Il ne faut pourtant pas prendre ces caractères psychologiques comme relevant d’une intériorité à laquelle le bon lecteur aurait accès, mais bien comme les manifestations publiques de formes de vie grâce à des dispositifs médiatiques : d’où cette possibilité de « lire » toute une communauté assemblée.
Imaginons que nous ouvrons pour la première fois ce petit livre publié par un seigneur bordelais à la réputation croissante en cette fin de XVIe siècle, Michel de Montaigne. Dans ce premier essai, le lecteur ou la lectrice, qui découvrirait le texte, voit donc se dessiner sous la figure de Denys l’ancien celle du parfait interprète des situations, et cette figure est justement celle d’un individu en train de lire.
Or de quoi parle cet essai intitulé « Par divers moyens on arrive à pareille fin » ? Du peu d’assurance des interprétations : « La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensez, lors qu’ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c’est de les esmouvoir par submission à commiseration et à pitié. Toutesfois la braverie, et la constance, moyens tous contraires, ont quelquefois servi à ce mesme effect. » Autrement dit, que l’on tente d’adoucir ceux qui nous menacent de mort par la soumission ou par la bravoure, on n’est jamais sûr du résultat, prétend Montaigne dans ces premières lignes des Essais. Dans le contexte des rapports de force, analysé ainsi de manière contradictoire, l’adoucissement recherché ne serait jamais exactement calculable, tant les êtres sont inconstants. La bonne interprétation n’est pas impossible ; elle est hasardeuse.
On voit ainsi combien les Essais s’ouvrent sur la question fondamentale du peu d’autorité des expériences et de l’impossibilité à prédire les effets des actions. Les exemples donnés à la suite de l’énoncé général de la première phrase procurent autant de singularités en acte où sont « essayées » les différentes possibilités comme autant d’interprétations des conduites à tenir. Pour Montaigne, les Essais qu’il rédige sont aussi la présentation des essais de chaque âme face aux vicissitudes de l’existence : « on voit ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soustenir l’un sans s’esbranler, et courber sous l’autre[3]Michel de Montaigne, op. cit., I, 1, « Par divers moyens on arrive à pareille fin », p. 10. Mes italiques. ». Le genre ainsi inauguré par Montaigne, le genre qu’il essaie justement pour les lecteurs et lectrices de cette fin de siècle, cherche d’emblée comment toucher juste face aux assauts et aux essais de l’existence en commun.
Le souci ne consiste pas seulement à savoir comment déchiffrer les conduites de personne à personne, mais aussi d’un individu à un ensemble d’individus. C’est ce que le tyran Denys l’ancien parvient à faire en décryptant les expressions de ses soldats. Montaigne ajoute cette anecdote sur Denys dans son ultime révision du texte. Juste avant cette adjonction liminaire, nous avons la figure inverse de la foule qui varie dans son déchiffrage : les Thébains « ayant mis en justice d’accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avoit esté prescrit et preordonné, absolut à toutes peines Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objections, et n’employoit à se garantir que requestes et supplications; et, au contraire, Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par luy faites, et à les reprocher au peuple, d’une maniere fiere et arrogante, il n’eut pas le cœur de prendre seulement les balotes en main; et se departit l’assemblée, louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. » Comme dans les autres anecdotes, il s’agit de faire justice (vengeance personnelle ou vengeance publique), en choisissant tantôt de punir, tantôt de grâcier. Ici, le peuple assemblé, incapable de tenir un seul régime d’interprétation des actions, absout Pelopidas par pitié et Epaminondas par admiration. Les suppliques du premier obtiennent donc le même résultat que la fierté et le courage du second (en fait, un léger avantage va quand même à celui-ci, puisque, dans son cas, le peuple ne vote même pas). Dans l’idéologie courante de l’époque (et que partage à l’évidence Montaigne), l’assemblée politique des citoyens n’est qu’une foule instable, et la décision de justice commune une façon de s’abandonner aux premiers sentiments venus, qui témoignent bien du manque de puissance et de raison du démos : le spectacle de la faiblesse engendre la faiblesse du peuple, et, face au spectacle du courage, il manque de « cœur », c’est-à-dire que les citoyens n’ont pas eux-mêmes le courage qu’ils admirent. Cependant, pour mon propos, c’est moins ce mépris politique du peuple qui m’intéresse, que le fait même d’associer, dans une scénographie judiciaire, les valeurs sociales de la fierté et du courage, face aux variations des interprétations, avant de passer à la faculté de lire.
Car, à l’inverse de cette anecdote des Thébains, l’exemple de Denys, que Montaigne ajoute dans la marge de l’édition de Bordeaux (et qui sera donc repris dans le corps du texte de l’édition posthume de 1595), nous oriente vers une autre possibilité. C’est là où le participe présent « lisant » témoigne d’une juste attention aux expressions, d’une impeccable capacité à repérer ce qui se joue, même dans les yeux de toute une communauté. Autrement dit, face à l’instabilité des interprétations, Montaigne met en scène un art souverain de la lecture. Quelque chose qui vient décaler les interprétations, déporter les regards, déborder les événements.
Dans ce premier essai que le lecteur ou la lectrice découvrent, ils ne trouvent pas seulement une des multiples facettes du portrait annoncé de l’auteur, ils saisissent, dans la figure de Denys lisant, leur propre posture, présente et participante à ce participe présent qui ajointe les durées respectives de l’écriture et de la lecture. En réalité, le modèle projeté par le texte des Essais, dès ces premières pages, est celui du lecteur bien plus que celui de l’auteur (ou de l’auteur comme lecteur avec l’accumulation des citations qui émaillent le texte), à condition de comprendre la lecture comme une interprétation faite avec attention[4]Bien sûr, le modèle du lecteur est quand même, ici, un tyran qui sait souverainement bien lire les expressions, mais aussi envoyer à la mort ses ennemis ! L’attention en question est plus … Continue reading, avec soin, avec « care », pour prendre le terme anglais.
Or les théories du care ont indiqué combien il fallait remettre la question de l’attention au cœur des relations éthiques, voire politiques.
Existe-t-il alors un rapport autre que de lointaine étymologie entre les théories récentes du care et nos usages de lecture ? De manière fondamentale, on peut répondre que oui, dans la mesure où les théories du care trouvent justement leur point d’ancrage dans la nécessité de rendre audibles et déchiffrables des voix, ou, plus généralement, des formes de vie. Depuis l’ouvrage fondateur de Carol Gilligan, In a Different Voice, il s’agit de savoir non seulement entendre ce qui était apparemment muet, mais aussi comprendre comment certaines voix ont été rendues inaudibles pour mieux rétablir un juste partage des énonciations.
De plus, le care répond à des besoins de la vie sociale, qu’il est à chaque fois nécessaire de repérer en fonction des situations. Or, comme le souligne Joan Tronto dans son dernier ouvrage, « la détermination des besoins est compliquée. […] Aucune institution de care dans une société démocratique ne peut fonctionner correctement sans un lieu explicite pour le conflit des interprétations de ces besoins — c’est-à-dire sans un “espace rhétorique”, un “espace moral”, ou un espace politique dans lequel cette part essentielle du soin peut intervenir[5]Joan C. Tronto, Caring Democracy. Markets, Equality, and Justice, New York, New York University Press, 2013, p. 162-163. Ma traduction.. » Le problème de l’interprétation n’est donc pas extérieur ou marginal, mais se situe au cœur des activités de care. Réciproquement, cela implique que les enjeux problématiques de la lecture peuvent être repensés dans le cadre des théories du care. En ce sens, la lecture ne relève pas seulement de champs de savoir comme la sémiotique ou la rhétorique ou encore l’herméneutique. La lecture est une question de justice : est-ce que ma lecture des Essais, par exemple, rend justice à ce qui a été écrit ?
Par là, il ne faudrait pas rabattre cette interrogation sur des considérations psychologiques ou intentionnelles. Rendre justice à ce qui a été dit concerne moins les « intentions » de l’auteur ou son histoire personnelle que toutes les relations engagées dans le temps par les actions d’écriture et les gestes de publication. La lecture porte sur des textes ou, selon l’usage devenu courant, des œuvres (quel qu’en soit le médium), mais aussi des situations et des modes d’existence. On lit un tableau autant qu’une configuration politique. Si l’on réduit la lecture à un rapport interpersonnel, à une relation privée entre un auteur et un lecteur, on en oublie la dimension toujours collective, depuis les médiations techniques nécessaires jusqu’aux usages culturels de la langue, aux institutions qui autorisent les types de prise de parole et aux temporalités multiples qui s’y entrecroisent. C’est pourquoi il faut remettre les problèmes éthiques de la lecture dans un examen des appareils de médiation qui la permettent. Ou plutôt proposer une théorie des médias intégrée à une pensée de la justice.
On pourrait croire que nous sortons ici d’une éthique du care, à proprement parler, car nous n’avons plus affaire à des relations entre êtres humains. Quel rapport de justice devrais-je entretenir avec un objet comme un livre ou avec une abstraction comme un texte ? Ce serait en fait réduire la portée du care. Comme le souligne là encore Joan Tronto, le soin « ne se limite pas aux interactions que les humains ont avec les autres. Nous y incluons la possibilité que le soin s’applique non seulement aux autres, mais aussi à des objets et à l’environnement[6]Joan C. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009 [1993], p. 143-144.. » Le soin n’est pas une activité secondaire ou marginale qui viendrait servir de lubrifiant pour des opérations sociales, à partir du moment où l’on pense les êtres, avant tout, comme des nœuds de relation : les objets produits font partie eux aussi du monde des relations. Comme le remarque Ivan Illich, « l’outil est inhérent à la relation sociale », et c’est pourquoi « c’est l’outil qui est convivial et non l’homme[7]Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 44 et 13. ».
Il faut, en effet, distinguer deux manières fondamentales de penser les êtres : partir des individus ou des relations. Ce choix, d’ordre ontologique, engage d’office des figures éthiques et politiques divergentes. Il y a une solidarité conceptuelle entre concevoir, d’abord, des individus séparés qu’il faudrait ensuite réunir pour qu’ils forment une société et instituer des rapports de droit qui régiraient leurs relations possibles en limitant les désirs de domination ou de possession de chacun. À l’inverse, penser les relations comme premières implique que les sujets ou les substances ne sont que le produit provisoire de ces flux entrecroisés et stabilisés par des outillages techniques, des habitudes culturelles, des dispositifs de présentation et des institutions reconnues, bref par des formes de vie. Dès lors, ce n’est pas le désir de dominer qui compte le plus, mais la séduction de la relation elle-même.
Prendre soin des autres (humains, animaux, environnements ou objets) ne relève pas d’un angélique altruisme. Comme le soulignait Saint-Évremond, « Les plaisirs ne sont plus plaisirs, dez qu’ils ne sont pas communiqués[8]Saint-Évremond, « Sur l’amitié », Œuvres en prose, éd. René Ternois, Paris, Librairie Marcel Didier, 1966, t. III, p. 311-312.. » La communication est chose trop sérieuse pour être laissée aux communicants. Il faut la réintégrer dans la cadre de la justice : non seulement comme production de droit ou art rhétorique, mais surtout comme soin réciproque, attention interdépendante, où l’on jouit des relations plutôt que des les instrumentaliser. La critique de la raison instrumentale devrait être réintégrée dans un examen de ce choix initial entre individus et relations.
Si l’on insiste ainsi sur la structuration des êtres par les relations qui les mobilisent, il est alors crucial de saisir les enjeux techniques des appareillages de médiation (ce qu’on nomme couramment les « médias » au sens le plus large du terme) et du tressage des distances et des voisinages qu’ils permettent, car il n’y a pas de relation en soi ou neutre. On pourrait, en effet, croire que le care, mettant souvent en jeu des rapports immédiats entre personnes, concerne des situations de coprésence des individus. C’est trop limitatif. D’abord, on peut souligner que les relations à distance, passant par des médias, n’en sont pas moins des relations. Elles peuvent aussi être prises dans une logique du care. Ensuite, il faudrait souligner que même les configurations de coprésence ne sont jamais purement immédiates, surtout quand elles en ont l’air ! D’où cette nécessité de penser les techniques de communications comme relevant de la justice si on entend leur donner tout leur poids social.
Il s’agit au final de tirer toutes les conséquences de l’importance allouée aux relations, lorsqu’il s’agit de savoir comment lire les besoins dans le creuset des opérations de médiation. C’est la politique même, puisque le soin est « la capacité de percevoir les besoins […]. La politique trouve son origine dans cette production de jugements sur les relations qui existent, sur les façons dont les besoins pourraient être satisfaits. C’est, en ce sens, la sorte d’“être-entre” que décrit Hannah Arendt dans The Promise of Politics[9]Joan C. Tronto, Caring Democracy, op.cit., p. 49. Ma traduction.. » Avant d’en venir à un examen de ce qu’est un jugement et de son rapport à la critique et à la lecture, ce sont à ces médiations, à commencer par l’écriture elle-même, qu’il faut alors consacrer un moment de réflexion pour mieux saisir les enjeux politiques de toute lecture.
Éric Méchoulan est professeur au Département des littératures de langue française de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Spécialiste de l’âge classique et d’esthétique, il s’intéresse à l’histoire culturelle du littéraire et aux problèmes d’intermédialité. Ce texte est l’introduction d’un ouvrage à paraître sur la question de la lecture et de ses enjeux éthiques et politiques, Lire avec soin. Critique, justice et médias (Paris, Presses de l’ENS, coll. « Care Studies »).
References
↑1 | Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, Presses universitaires de France, 1992, I, 1, « Par divers moyens on arrive à pareille fin », p. 9 (mes italiques). Voir aussi les pages annotées de l’exemplaire de Bordeaux : http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.0:2:1.montaigne |
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↑2 | « This man’s brow, like to a title-leaf, foretells the nature of a tragic volume », Shakespeare, Œuvres complètes, Histoires, éd. Jean-Michel Déprats et Gisèle Vernet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, vol. IV, II, p. 470, traduction modifiée. |
↑3 | Michel de Montaigne, op. cit., I, 1, « Par divers moyens on arrive à pareille fin », p. 10. Mes italiques. |
↑4 | Bien sûr, le modèle du lecteur est quand même, ici, un tyran qui sait souverainement bien lire les expressions, mais aussi envoyer à la mort ses ennemis ! L’attention en question est plus intéressée que généreuse, plus affirmation de pouvoir que souci des autres. Néanmoins, cela permet, d’entrée de jeu, de saisir l’ambiguïté possible du « care » comme de la lecture, ambiguïté sur laquelle, bien entendu, je reviendrai. |
↑5 | Joan C. Tronto, Caring Democracy. Markets, Equality, and Justice, New York, New York University Press, 2013, p. 162-163. Ma traduction. |
↑6 | Joan C. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009 [1993], p. 143-144. |
↑7 | Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 44 et 13. |
↑8 | Saint-Évremond, « Sur l’amitié », Œuvres en prose, éd. René Ternois, Paris, Librairie Marcel Didier, 1966, t. III, p. 311-312. |
↑9 | Joan C. Tronto, Caring Democracy, op.cit., p. 49. Ma traduction. |
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