Quand je suis arrivé le concierge n’était pas là et j’ai pris seul le monte-charge. Pamela m’a ouvert la porte en pleurant. Elle l’a soigneusement refermée avant que Shoeshine ne commence à gueuler. La disposition des écrans avait changé et le désordre avait empiré. Shoeshine m’a regardé «Encore toi, merdeux ?» Mais il avait l’air plus calme que la veille. Pamela continuait à pleurer. «Elle pleure parce qu’elle a ses règles. Elle a pas de serviette hygiénique, tu comprends, et elle voudrait que moi je l’accompagne pour en acheter. Sérieusement, tu me vois accompagner cette putain à la pharmacie du coin ?» La raison pour laquelle Pamela ne pouvait pas sortir seule m’a échappé. Il a roulé des yeux : «Toi, tu vas l’accompagner ! T’as du fric ?» J’ai fait oui de la tête. Pamela m’a pris la main et nous sommes sortis. Il a gueulé pour qu’elle verrouille la porte.
Pamela m’a expliqué qu’un gars du quartier lui cherchait des noises et qu’elle avait peur de sortir, même avec moi. Elle est donc restée dans le hall de l’immeuble et je suis allé seul à la pharmacie. C’était mes premières serviettes périodiques, je savais pas quoi prendre. Quand je suis revenu Pamela était toujours assise dans le hall, elle pleurait. Elle s’est jetée à mon cou et elle a baissé sa culotte pour mettre une serviette. Elle avait les cuisses dégoulinantes de sang. J’ai voulu me retourner. Elle a essuyé ses larmes et elle m’a dit, toute triste : j’ai taché ma robe. C’était vrai. Je lui ai passé mon manteau, pour qu’elle se couvre. Elle m’a embrassé pour me remercier, d’un air vraiment reconnaissant. Nous sommes remontés au treizième étage.
Shoeshine visionnait des rushes. Je suis resté avec lui. Il y avait une scène dans un bordel, où Kris Ernst (un de mes acteurs favoris) baisait une prostituée très jeune en lui hurlant qu’elle avait vendu son âme. J’ai passé près d’une heure à regarder les différentes prises de cette scène à côté de Shoeshine qui riait, content de lui.
Pamela a ouvert la chambre fermée à clef, et Shoeshine a soudain commencé à crier après elle, il est devenu rouge et lui a lancé toutes sortes d’objets à la figure. Elle a hurlé de peur, elle est sortie de l’appartement en courant, en n’oubliant pas la porte. Par l’entrebâillement, il m’a semblé voir une femme allongée par terre dans la chambre. C’était la seule pièce éclairée. Shoeshine s’est empressé de la refermer. Il est allé téléphoner dans la salle de bains. J’ai senti qu’il valait mieux que je m’en aille. Je suis sorti, et pour une fois il n’a pas gueulé à propos de la porte. J’ai trouvé Pamela sur le palier, recroquevillée dans mon manteau comme un petit chat. J’ai essayé de la rassurer mais elle a dit c’est rien… je vais attendre une demi-heure et il aura oublié. Je lui ai demandé depuis combien de temps elle vivait avec Caïn. «Oh, on ne vit pas ensemble, il m’a proposé un rôle dans son prochain film, alors on travaille…» Je n’ai pas insisté. Je suis descendu et j’ai attendu au café pendant deux heures, avant de voir Shoeshine se pointer vers moi. Il portait des lunettes noires. Il m’a dit «Viens, tu vas m’accompagner.» Je l’ai suivi dans sa bagnole : une vieille Mercedes grise cabossée. Il a roulé comme un fou. Il insultait tout le monde. J’avais peur qu’un des gars descende de sa caisse pour nous casser la gueule. Il buvait ses bières comme du petit lait, le pack posé sur les genoux, jetant par la fenêtre les canettes vides, les unes après les autres. À un moment il s’est tourné vers moi, d’un air soupçonneux il m’a dit «Tu m’espionnes, pas vrai ?» J’ai dit que non, que je voulais juste écrire un article. Il a mis l’auto-radio en marche, et quand ils ont annoncé la sortie du dernier Scorsese, il a cogné l’engin avec son poing. La radio s’est immédiatement arrêtée, il s’est ouvert la main.
Claire Legendre est professeure de création littéraire au Département des littératures de langue française de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Écrivaine, elle est l’auteure de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre. Son plus récent roman est Vérité et amour (Grasset, 2013). En 2015, elle a publié le Nénuphar et l’araignée (Les Allusifs). Elle vient de faire paraître une réédition de Making-of (1998; Hamac, 2017), dont est extrait le texte ci-dessus (p. 16-19).
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