Pour un « free space » : sanctuariser l’art contre la censure
La première fois qu’on m’a demandé, en février dernier, si le personnage principal de mon roman n’était pas un peu sexiste, je suis tombée des nues. Bien sûr qu’il l’est : c’est un serial killer, un cinéaste qui tue ses actrices, et le roman (Making-of), paru initialement en 1998, est un polar, le genre de livre qu’on lit pour l’intrigue et pour se faire peur. Je ne songe pas à nier la fascination que le crime peut susciter, chez moi et chez d’autres, au titre de l’incompréhension : tout ce qui nous échappe demeure en nous comme une équation non résolue. En l’an 2000, à la Villa Médicis, j’ai invité le criminologue Stéphane Bourgoin pour m’aider à construire un roman inspiré d’un fait divers. Il m’a beaucoup parlé de la fascination que suscitent les criminels. J’ai commencé à écrire mon deuxième polar le jour où « le tueur des trains », Sid Ahmed Rezala, a été arrêté. La fiction a toujours été pour moi une façon de donner du sens à ce que je ne pouvais comprendre. Voir aujourd’hui remise en cause, par petites touches, mais régulièrement, en France, aux États-Unis et au Québec où j’habite, la liberté de la représentation artistique, m’inquiète sérieusement.
La catharsis : crainte et pitié
L’exemple du thriller est pratique ici, il a, entre autres, pris le relais de ce qu’on appelait jadis la catharsis : une fiction qui suscite la crainte et la pitié, et qui fonctionne par identification; un espace imaginaire où ça fait du bien de se faire peur, comme dans le mélodrame ça fait du bien de pleurer. Ça vous permet de le faire pour rien, pour du beurre, pour du faux, et d’y mettre toutes les émotions qui vous rongent dans la vie réelle. L’art est un espace à part qui permet d’exprimer cela, ne pas garder en soi les images et les pulsions qui rendent violent, détruisent ou tétanisent. La catharsis, pour les Grecs, avait une vertu curative.
La fiction est cet espace miraculeux où tout est permis. On peut y tuer son père et épouser sa mère, on peut y mourir plusieurs fois, torturer ses ennemis, tomber amoureuse de son beau-fils, dévorer des enfants, sortir vivant du ventre du loup… De la nécessité de cet espace imaginaire protégé sont nés les mythes, les contes et les motifs littéraires qui les relaient, les transforment, et c’est là leur miracle : sans faire de mal à personne. Aucune fillette n’est maltraitée dans Le petit chaperon rouge ni dans Lolita, aucune n’est abusée dans les tableaux de Balthus : ces œuvres permettent au fantasme (peur et désir) de s’exprimer et de pouvoir se penser sans se faire. Sublimation, exutoire, versus passage à l’acte. On peut juger les fantasmes, les déplorer, mais c’est aussi absurde que d’avoir honte des rêves qu’on fait la nuit. La psychanalyse nous a appris combien est dangereux le refoulement, mais sans doute l’avons-nous oublié ?
Le mot chien n’aboie pas
À l’heure où l’on réclame des « safe spaces » dans les universités, des lieux où les minorités ne craignent pas d’être violentées, au nom d’une idée de paix et de respect de tous, il me semble nécessaire que l’art, sous toutes ses formes, soit sanctuarisé comme un « free space » où la liberté d’expression est illimitée. Car l’art ne fait pas de victime, il permet de penser le réel. Ceci n’est pas une pipe. Le mot chien n’aboie pas. Ce n’est pas en censurant les passages sexistes des livres ou des films qu’on vaincra le sexisme. Ce n’est pas en taisant les violences qu’on les éradiquera. Le déni est la pire politique qui soit : c’est une violence supplémentaire faite aux victimes, et aux artistes, qui les cantonne dans le tabou. N’est-il pas paradoxal que depuis quelques mois nous lisions chaque jour dans la presse mondiale des récits d’agression sexuelle tandis que les professeurs de littérature sont sommés de censurer ou de signaler, au nom du « safe space », les scènes de violence des livres qu’ils étudient ? N’est-il pas nécessaire, précisément, de pouvoir penser la violence à travers la lecture et l’analyse littéraires ? La littérature n’est-elle pas cet outil qui permet d’exercer une pensée dépassionnée, de stimuler les émotions hors du champ sensible du réel ?
On devrait avoir le droit d’écrire les pires choses sans passer pour un monstre, le vingtième siècle nous a offert cela, et il est à peine croyable que les tenants de l’ordre moral aujourd’hui réclament censure au nom d’idées progressistes. Considérer l’art comme un « free space » et comme un univers parallèle, c’est garantir que la responsabilité morale de l’auteur ne peut être engagée par ses personnages — Jonathan Littell peut se glisser six cents pages dans la tête d’un SS (Les bienveillantes) sans qu’on puisse le soupçonner de nazisme. Symétriquement, on devrait pouvoir dire qu’une chanson ou un film sont des chefs-d’œuvre même si leur auteur n’est pas un humain irréprochable, et même si c’est un criminel avéré. La beauté peut sortir d’un cerveau dérangé, le nier est absurde.
Vers un nouveau réalisme socialiste ?
L’art est une représentation subjective : ce n’est pas en aseptisant son reflet que nous infléchirons le réel. Il est absurde de prétendre qu’un film comme Orange mécanique suscite la violence : le film est violent parce que le réel est violent, pas l’inverse. D’ailleurs le livre d’Anthony Burgess dont il est tiré s’inspire d’un fait divers. Vouloir censurer la cigarette, le sexisme ou le racisme dans l’art, c’est le considérer comme un produit de consommation avant d’y voir un art, et c’est mettre, pardon, « la charrue avant les bœufs » : l’injonction qui contraint la représentation est-elle censée, par ricochet, modifier la réalité ? Quelqu’un croit vraiment à cela ?
Ah oui, certains régimes ont effectivement cru qu’on pouvait modifier le réel en censurant ses représentations : le ministère de la propagande du régime stalinien biffait la correspondance de Stanislavski en lui demandant de trouver des synonymes socialistes pour « psyché », « intuition » ou « inspiration », jugés vraiment trop subversifs. Réaliser qu’il y a dans l’Occident d’aujourd’hui une tendance à l’injonction morale qui s’exprime au nom de valeurs progressistes me fait frémir.
On a souvent tendance à confondre, dans le champ politique, l’art et la culture. Faire de l’art un « free space » reviendrait à le regarder comme une pratique avant qu’un objet (et donc un symptôme) culturel. Ce serait sanctuariser l’expression artistique comme un espace parallèle qui, avant d’appartenir au débat public, est une création émancipée de toute contrainte. Car si l’on veut pouvoir continuer à débattre, il nous faut des objets de réflexion qui posent des questions, grattent, piquent. L’art ne peut être politiquement correct, il est sinon réduit à sa plus pauvre expression : un objet de consommation. Prenons le risque de blesser et de déplaire, de heurter et de choquer, c’est là qu’est le seul sens de la pratique artistique. Sinon nos esprits finiront formatés par Fox News et TF1 — est-ce déjà le cas ?
La fonction transgressive
L’art par essence cherche à dire l’indicible, ce qu’on ne peut dire dans la vie sociale entre deux portes. Préserver sa liberté absolue, c’est aussi permettre aux acteurs d’une pièce de théâtre de fumer une cigarette sur la scène si la convention scénique ou le parti pris esthétique du metteur en scène l’exige (au Québec, le Théâtre du Trident a été mis à l’amende ces jours-ci à la suite de la plainte d’une spectatrice) et permettre aux cinéastes de montrer dans leurs films des fumeurs et des alcooliques, n’en déplaise à la ministre française de la santé, mais aussi des dépressifs, des violeurs d’enfants et des assassins. L’art est le lieu sacré où la transgression peut et doit s’exprimer, sans quoi nous n’aurons plus que les psychotropes et le passage à l’acte pour évacuer nos angoisses. La liberté de l’art est, enfin, une question de santé publique.
Je me relis et je ne vois là que des évidences… mais elles sont bafouées depuis des mois avec tant de constance et de vigueur, avec bonne foi, gros bon sens, et les meilleures intentions, que les rappeler ici m’a semblé urgent.
Claire Legendre est professeure de création littéraire au Département des littératures de langue française de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Écrivaine, elle est l’auteure de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre. Son plus récent roman est Vérité et amour (Grasset, 2013). En 2015, elle a publié le Nénuphar et l’araignée (Les Allusifs). Une réédition de Making-of (1998) a paru en 2017 (Hamac). Elle a donné le texte ci-dessus au site Chaos reigns le 8 décembre 2017.
Merci!!!!!!!!
Il est grand temps de béatifier les artistes! (ironie)
Wow! Quelle écriture! Quelle clarté! Je suis impressionnée. Merci.