« Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris. »
Gustave Flaubert, Madame Bovary
L’automne dernier, j’enseignais, au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, un cours intitulé « Théorie et analyse du récit ». Au programme, j’avais placé, à titre d’œuvre principale, Madame Bovary de Gustave Flaubert, roman que nous avons exploré, retourné, traversé, interprété et, enfin (je l’espère), habité : car le corps du texte, c’est aussi le nôtre.
Cette décision ne visait pas à forcer, pour une ixième fois, la relecture d’un classique pour signifier, en conformité avec un protocole institutionnel invisible mais puissant, la nature exclusivement littéraire de nos objets et de nos réflexions; il s’agissait moins, en effet, d’enseigner la littérature que de laisser la littérature enseigner à ma place un cours sur les enjeux du phénomène narratif. Je voulais permettre au récit de fiction d’être ce qu’il est (un captateur de quintessences et un observatoire de réalités) et de raconter sur lui-même une vérité fondamentale (la narrativité est une condition d’existence individuelle et sociale). Enfoncée dans ses rêveries, secondée par les nombreux fantômes qui l’accompagnent, Emma Bovary allait nous tendre, à nous-mêmes, l’image des avaleurs de fictions que nous ne cessons jamais d’être.
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Lire Madame Bovary, c’est un peu comme regarder un vieux portrait de famille, où les oncles obscurs, les tantes reculées et les membres indirects mordent sur d’autres arborescences généalogiques sans pour autant échapper au tronc commun : tu ne parviens pas à te retrouver sur la photo, mais tu sais que, d’une façon ou d’une autre, elle parle de toi. L’expérience littéraire tient peut-être tout entière dans ce double mouvement, qui te conduit, si j’ose dire, à la reconnaissance de l’inconnu, à travers laquelle, simultanément, tu te rapproches et tu t’éloignes de toi-même. La fiction n’est pas une évasion. Si elle fuit la réalité, c’est pour mieux la surprendre, s’en approcher discrètement, par derrière. Elle l’étudie. Elle en dévoile des facettes et en dénude des zones clandestines.
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La lecture du récit de fiction, lorsqu’elle s’effectue dans des conditions optimales, a tout pour devenir une sorte de spiritualité appliquée. Je parle ici d’une spiritualité athée, parfaitement profane et donc forcément désenchantée, complètement terrestre et suffisamment désorientée. Alors que la religion relève de la croyance et de la foi (elle présuppose au moins minimalement un univers de significations stable qui précède le sujet), la spiritualité, quant à elle, relève de la recherche de compréhension ou, pour mieux dire, d’élucidation de la réalité humaine (ici, le sujet précède le sens, qui n’est pas de l’ordre du donné : rien ne le révèle, il est pluriel et fuyant). Consciente de son irréductibilité, cette recherche s’effectue dans des conditions paradoxales : elle cherche l’introuvable.
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Bien sûr, il arrive que l’on trouve. Mais la trouvaille détectée est toujours alors l’inauguration d’un travail d’interprétation, jamais un terminus. Avec Madame Bovary, ce seuil critique où, dans le cours même de la parole exploratoire (pour laquelle l’enseignement aménage un espace privilégié) finit par s’effacer la limite entre analyse littéraire et autoréflexivité, c’est ce moment où, au bout d’une longue tirade sur le roman de Flaubert entendu comme exploitation de la dimension tragique du désir, tu finis par comprendre qu’au fond de toi se cache, dans des sombres recoins, une Emma Bovary prête à détester tous les Charles de ce monde.
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Le texte flaubertien te mène et te ramène toujours vers ce glissement insensible dans ton propre discours, le long duquel tu ne peux parler du roman sans finir, en même temps, par fouiller mentalement des zones honteuses de toi-même. Il te force ainsi constamment à retracer, non pas tant le contenu de tes fantasmes et des fictions latentes qui façonnent ta médiocre existence, mais plutôt le décalage insurmontable entre le vœu que tu as fait à ta fête de douze ans (et que tu as répété, sous une forme légèrement transformée, à celle de dix-huit) et l’infiniment petit, l’immensément banal de ton quotidien d’aujourd’hui. Le hiatus insurmontable entre ce qui, dans la grisaille de tous les janvier, te pousse à continuer et la suite douloureuse des dénis de reconnaissance qui, tour à tour, t’ont scié les jambes sans pourtant (la souffrance vitale est là) t’empêcher de marcher.
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À l’université, les spécialistes et moins spécialistes le répètent souvent — d’autres, lorsqu’ils sont à l’aéroport, sortent aussi des passeports. Flaubert a déjà écrit : « Madame Bovary, c’est moi. » Cette phrase sacrée te laisse probablement, toi aussi, dans l’indifférence la plus intégrale puisque, ce qui compte bien davantage, en revanche, c’est que Madame Bovary, c’est nous. Nous tous, nous toutes. Et toi aussi. Jean-Philippe Martel le soulignait d’ailleurs ici même, il y a maintenant près de trois ans : Emma Bovary, qui pourrait habiter Laval, Beauport, le plateau Mont-Royal ou Rimouski, est certainement l’une de tes contemporaines. Si elle était née quelque part entre 1975 et 1995, comme toi, elle écouterait assurément Occupation double.
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L’écriture flaubertienne, dans Madame Bovary, est une écriture de la distance. Elle cultive une ironie à la fois moralement grinçante et textuellement discrète à laquelle n’échappe aucune des figures qui composent la galerie de personnages que Flaubert donne en spectacle. Elle organise, pour le lecteur, une sorte d’esthétique de la pitié qui active d’un seul tenant les registres du dédain et de l’émouvant. Les scènes initiales du roman instaurent d’emblée cette ambiance de la persécution tranquille dans laquelle le lecteur est invité, malgré lui, à jouer un rôle actif : tu y rencontres un Charles Bovary en garçon de collège, aussi tristement ridicule que le chapeau qu’il porte (métonymie de tout son être), malléable et moelleux, sans rigidité ni ossature morale, piétiné par les autres et enfermé dans la grisaille de la médiocrité qui le détermine. Il revêt déjà le costume de l’âne balourd et niais qu’il ne cessera plus d’être et qui, comme tous les membres de son espèce, semble s’ignorer comme tel. Bref, Charles est une bonne pâte.
Mais le cœur de l’affaire, ici, est un procédé formel, c’est-à-dire précisément ce petit « nous » énigmatique des deux premières pages, que la voix narrative exploite bizarrement à l’aube d’un long récit où, pourtant, elle prendra soin de parler à la troisième personne et d’effacer scrupuleusement les signes déictiques de sa propre énonciation — et ce, même si la présence persécutrice du narrateur se trahit dans certaines marques typographiques, comme l’italique, ou de ponctuation, comme certains points d’exclamation qui ne sont pas toujours attribuables au discours indirect libre. Ce « nous » imprudent peut donc difficilement être imputable à une omission de la part de Flaubert; il est calculé, délibéré, justifié par les effets qu’il produit. Il délimite une scène de théâtre dont le narrateur, à distance, est le chef d’orchestre, il place entre Charles et toi, lecteur ou lectrice, une fenêtre d’observation, il installe entre le narrateur et toi ce que j’appellerais une connivence dans la moquerie, il t’indique une attitude interprétative à prendre, te montre que, là, tu dois rire, que Charles est pathétique et que tu ne pourras jamais, ici, avant de refermer ton livre, t’identifier directement aux personnages qui s’apprêtent à le remplir. Tu le sens. Flaubert est crampé. Il pousse un grand rire qui se déploie dans l’ombre de son écriture et qui sollicite ton impertinence à toi aussi. Il te sert ici, en quelque sorte, un mode d’emploi dont tu devras te servir pour accomplir une lecture « réussie » de Madame Bovary.
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Emma Bovary, c’est l’incarnation d’une pathologie narrative, celle dont la notion de « bovarysme » cherche à rendre compte. En tant que lectrice boulimique de littérature sentimentale et consommatrice irrécupérable d’exotisme et de fraîcheurs, le personnage renvoie aux stéréotypes moralisateurs de la femme-lectrice qui ont largement circulé à l’époque (on est en 1856-1857). Le texte flaubertien est, en ce sens, une chambre d’échos accueillant, pour mieux les cuisiner et les caricaturer, les discours de son temps. Emma est une figure exagérément grossie. C’est l’image excessive de cette femme soumise à la furieuse fascination du roman, en perte de contrôle devant le venin des fictions toxiques qu’un certain discours sur les mauvaises lectures concevait, à l’aide de toute une rhétorique médicale, comme des « empoisonneurs » d’âme, sources d’une « épidémie morale » lourdement « contagieuse ».
Le véritable « poison » qu’Emma consomme n’est donc pas celui du corps, l’arsenic qu’elle avale afin de commettre son suicide; c’est celui de l’esprit, l’ensemble des fictions et fantaisies compensatoires au cœur desquels elle s’embourbe maladivement. La réalité, devenue pâle et incolore, fait alors l’objet d’un déni presque continu : elle ne peut la concevoir que comme une suite ininterrompue de désillusions successives, où les échecs s’empilent (à commencer par celui de son triste mariage) à mesure que les fantasmes se bousculent. Elle se soulage dans des réalités de substitution. Sa révolte demeure prise à l’intérieur. La mort sera sa seule sérénité durable. En somme, Charles et Emma sont deux pathétismes qui se croisent sans se voir ni s’atteindre : alors que lui, féru de ce qu’un résident moyen de Brossard appellerait aujourd’hui le « gros bon sens », adhère aux idées qui sous-tendent le système traditionnel de l’alliance et de la parenté, vivant dans son mariage comme dans une sorte de prison consentie, elle est victime d’un système symbolique à l’eau de rose à l’ombre duquel l’adultère pourtant convoité finit par devenir aussi fade et insipide que l’union conjugale que tu jugerais la plus monotone.
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Mais Emma Bovary n’est pas uniquement une grimace sociale qui dialogue avec les discours de son époque; elle recèle aussi, sur un mode amplifié, une vérité anthropologique. Pierre Popovic écrit, dans son dernier livre (la Mélancolie des Misérables, 2013) : « au plus haut niveau comme à l’échelon le plus petit, les êtres humains vivent de et dans du narré ». Dès lors, la pathologie d’Emma vient moins de son engouement pour les récits qu’elle absorbe et qui peuplent son rapport au réel que de sa propension généralisée à chercher, comme tu le fais parfois aussi, dans la réalité un miroir de la fiction — plutôt que l’inverse.
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Ce dysfonctionnement, qui finira par la tuer, se manifeste de trois manières, la première étant la croyance, aussi acharnée que nécessairement déçue, en la possibilité de produire, sans autres armes que l’idéal et l’artifice, une réalité à la hauteur de ses désirs. Aucune scène n’est, à ce titre, aussi révélatrice que celle, touchante à force de ridicule, où Emma tente, pour ainsi dire fictionnellement, de faire advenir l’amour entre elle et Charles. « Cependant, d’après des théories qu’elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu’elle savait par cœur de rimes passionnées et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’en paraissait ni plus amoureux ni plus remué. » La conversation de Charles, « plate comme un trottoir de rue », est quant à elle le lieu où la convention défile dans son « costume ordinaire », contraire en cela à l’image idéalisée de ce que, pour Emma, devrait être un homme. Sa conscience d’elle-même et du monde est proprement fabriquée par les modèles inaccessibles qui l’environnent (l’Amour, la richesse, la distinction, l’exotisme, etc.) et que lui transmettent les objets et codes culturels qui garnissent son univers. Pour Emma, les fictions sont des fuites qui, cruellement, la ramènent toujours un peu plus à la maison. Elle souffre donc d’un décalage. Le réel est, en lui-même, une pénurie chronique d’histoires exaltantes.
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Cette idée de pénurie a même, dans l’écriture de Flaubert, un ancrage stylistique. Ce que la narratologie appelle le mode « itératif » (qui se signale par l’utilisation régulière de l’imparfait et qui consiste, pour le discours narratif, à raconter une seule fois ce qui arrive à plusieurs reprises) domine le récit : « Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte d’anxiété, l’infaillible retour d’événements minimes. À midi, Charles rentrait; ensuite, il sortait; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, à la tombée du jour […] », etc. On pourrait même parler, au sujet de Madame Bovary, d’une espèce d’hypertrophie de l’itérativité. Mais il ne s’agit pas seulement d’un temps verbal, ni d’un caprice flaubertien; c’est tout le sens du roman qui est en jeu. L’itératif est un signe de monotonie, de la platitude. Ce qui donne au texte son souffle unique est en même temps ce qui porte une certaine conception du temps comme flux d’événements résistant à toute nouveauté. Comme il t’arrive parfois de le penser, la vie est ici guettée par la circularité, incapable d’interrompre la répétition.
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Emma « souhaitait à la fois mourir et habiter Paris ». Le Paris imaginaire, fait d’idées et d’images. Celui des romances de papier. Le Paris que, toi aussi, parfois, tu souhaites secrètement habiter. Cette phrase magnifique pointe vers la deuxième facette de la pathologie bovaryenne : une dénégation radicale des conditions objectives d’existence (qu’elles soient socialement conditionnées ou non), un constant basculement dans le songe, une pleine projection dans un ailleurs que la réalité ne contient pas. Freud parlerait probablement d’un débalancement entre le principe de plaisir (évasion jouissive mais potentiellement fatale) et le principe de réalité (acceptation de certaines contraintes constitutives du réel), le premier ayant ici rompu les digues mentales que lui oppose le second.
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Enfin, la troisième facette de la souffrance d’Emma se manifeste dans un certain rapport au temps. Dans la mesure où elle incarne l’espérance désespérée d’un bonheur qui ne viendra jamais, Madame Bovary se caractérise par sa vulnérabilité, par le déséquilibre entre son activité mentale et la passivité effective dans laquelle la confine sa position sociale de femme de province. Sans pouvoir sur son avenir, elle attend que le futur, magiquement, lui fasse le plaisir de la combler. Comme il t’arrive de l’être à certains moments, elle est déchirée entre la rétrospection nostalgique (la joie candide des années de jeunesse et de rêve) et des espoirs énormes vis-à-vis de lendemains magnifiés qui, comme un monde parallèle, ne se réaliseront jamais. Grisée de fictions, Emma ne cesse de vivre dans les dehors d’un présent qui lui paraît insupportable.
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Dès lors, ce qui la fait souffrir, c’est de ne pas être encore assez folle. Le peu de lucidité qu’elle conserve péniblement l’empêche de jouir du petit bonheur qui serait encore, peut-être, à sa portée. Dans ses rares moments de clairvoyance, Emma sait pertinemment (elle le redécouvre plusieurs fois) que l’écart entre fiction et réalité est à la source de ses tourments. La passage où, à Rouen, elle assiste à une pièce de théâtre apparaît à cet effet comme une mise en abyme du roman dans son entier : devant les yeux d’Emma, une scène fictive lui fait prendre contact avec la vacuité des illusions qui, jusqu’à noyer sa soif de consolation, ont inondé son existence. « Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait. »
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Décembre 2013. Je magasine chez Simons avec ma fille et ma copine. La première a cinq ans. D’abord posée puis ensuite larmoyante, elle me demande de lui acheter un accessoire absolument inutile (un cache-oreilles affreux version caniche). Papa dit non : mais cette fois, c’est la crise. Elle frétille au sol, en convulsions nerveuses.
Deux heures plus tard. À la maison, pendant quelques minutes, je l’espionne secrètement pendant qu’elle s’amuse dans sa chambre. Elle organise, avec des toutous, une pièce de théâtre dans laquelle, jouant maintenant mon rôle actantiel (opposant) tout en déléguant le sien (sujet d’un désir, martyre, etc.) à un petit être en peluche, elle reproduit la scène éprouvante du magasinage : elle dit non et la peluche s’agite sur le plancher. Fictivement, elle s’institue en position d’autorité, se projette dans une réalité palliative.
En un certain sens, on était dans Madame Bovary. Dans son prolongement, dans ses coulisses. Certes, alors qu’Emma dérive, ma fille surmonte une épreuve. Son recours à la fiction est moins un baume ou une croyance qu’une démarche d’acceptation, un ajustement à une situation; mais dans un cas comme dans l’autre, la fabulation est le seul moyen de faire l’expérience de la réalité.
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On pourrait multiplier ce type d’exemples. Ta vie, à toi aussi, en est l’inventaire non exhaustif.
Alex Gagnon est doctorant au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Il y prépare une thèse sur l’histoire culturelle du meurtre et de ses représentations au Québec, sous la direction de la professeure Micheline Cambron. Le texte ci-dessus a d’abord paru sur le blogue Littéraires après tout le 26 janvier 2014.
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