peau épaisse, rugueuse des alligators nains que l’on achetait sur le bord de la route de Key West pour quelques sous
pellicules de Saran Wrap dont ma mère se servait pour emballer les restes dans le frigo avant de les jeter intacts dans la poubelle, après quelques jours
pyjamas jaunes en tissu synthétique de la marque Rasurel que nous portions toute la journée, le samedi et le dimanche, alors que mon frère et moi étions, en quelque sorte, privés de sortie
fenêtre teintées de la Cadillac Brougham de mon père avec laquelle nous faisions des yeux le tour de Montréal pour revenir inassouvis le soir à Saint-Léonard
fond de teint Orlane de couleur beige, un peu trop luisant, dont ma mère se badigeonnait le visage pour cacher ses taches de rousseur et se fabriquer un masque mondain, français
moustache blonde de mon oncle Ignacio et bouc de mon oncle Augustin destinés à cacher une lèvre supérieure trop mince et un menton aussi fuyant que les membres de la famille
étuis en plastique sur la tête de lit en velours mauve du lit conjugal protégeant le tissu capitonné et chéri par ma mère des cheveux gras et noirs de mon père
corps sales des enfants, qui ne jouaient pourtant jamais dehors, frottés au savon de Marseille vert ou noir
chapeaux et manteaux de fourrure de ma mère qui la ruinaient mais qui la sauvaient du froid terrible du « Canada »
guillemets devant les mots d’ici qu’on ne disait qu’avec des pincettes et qui auraient pu assurément contaminer la bouche maternelle
rideaux mordorés sur les fenêtres du salon, la pièce d’apparat où les enfants étaient interdits de séjour et qui ne servait que dans les grandes occasions
cagoule bleue tricotée par ma mère et que je devais porter en mai, malgré le beau temps et les quolibets de mes petits camarades, pour « ne pas tomber encore une fois malade »
boutons de varicelle que je grattais à l’envie et avec une certaine délectation et qui me laissèrent des cicatrices comme ma mère me l’avait prédit
trous laissés par l’acné dans la peau d’Inès, notre nounou qui venait du Brésil, pendant que ma mère « faisait sa dépression »
jaquette en nylon que la voisine, en phase terminale de son cancer du poumon, portait sur le balcon, en arrière, en fumant une cigarette
pages centrales de Playboy qui tapissaient le sous-sol à Beauport d’un ami de mon père dont le nom était Ricardo Bouchard
gants blancs, bruns ou noirs que ma mère et mes tantes portaient dès qu’elles avaient une visite à faire ou un prêtre à rencontrer
soutien-gorge blanc acheté en cachette, à même les vols effectués dans le portefeuille de ma mère puisque celle-ci se refusait à voir que j’avais grandi
valiums à gogo pour mettre un écran entre moi à quatorze ans et l’univers bien trop primitif pour mon âme
cirage sur les chaussures chaque soir pour rester dignes de ce que nous aurions dû être
bas de nylon couleur chair sur les jambes maigres de ma mère très fière de son corps de jeune femme
doigts jaunis de mon grand-père qui ne cessa de fumer la pipe, le cigare et ses Player’s qu’à sa mort, à 92 ans
maillot de corps en laine porté hiver comme été par Papounet qui avait passé quelques heures dans les eaux glacées au large de Terre-Neuve après que le bateau anglais sur lequel il se trouvait eut été torpillé
pull sable en laine sur le torse de mon grand-frère en plein été en Floride, sous une chaleur accablante
moquette verte en nylon Dupont que ma mère et moi posions dans la chambre d’amis du boulevard Roi-René afin de protéger le plancher en « marqueterie »
ampoules purulentes à la main droite, alors que j’apprenais à écrire avec une plume grise, fine au réservoir bleu
tablier bleu avec un grand nœud rouge pour ne pas se salir à l’école
plaies aux orteils du pied droit et puis du pied gauche qui me ramenaient sans cesse à mon désir insensé d’être ballerine, dans un milieu comme le mien
couvertures de cuir des collections de livres qui remplissaient les étagères de notre bibliothèque et que nous n’avions pas le droit d’ouvrir afin de ne pas les abîmer
jambes glabres de mon oncle péruvien de qui on disait, dans son dos, qu’il avait du sang indien
peinture à l’huile blanche, épaisse, qui couvrait les murs de notre cuisine rue Marie-Victorin et que mon père utilisait parce qu’elle durerait plus longtemps
formica beige de la table de cuisine que l’on nettoyait avec une grosse éponge jaune après avoir mangé
écran vert de la télévision pas encore allumée sur lequel se reflétait le corps de ma mère assise ou couchée, toujours malheureuse
carrelage en céramique bon marché, noir et blanc, qui recouvrait le plancher de la salle de bains et dont je comptais les morceaux le soir, alors que je prenais mon bain
chaussons de ballet roses puis très vite noirs qu’il fallait racheter pour les spectacles et dont le coût désespérait ma mère
vêtements enlevés dans la chambre d’enfants par moi et les petits voisins afin de montrer qui était fille et qui était garçon
fourrures bleues et roses des peluches que l’on m’achetait depuis ma naissance et auxquelles j’étais très allergique
plâtre blanc qui recouvrait les clavicules et une partie du dos de mon frère, après avoir sauté pendant des heures sur le lit, un soir joyeux
gros mots écrits sous la table du salon que j’espérais invisibles pour mes parents lors d’un futur déménagement
montre en or portée en permanence au poignet par mon père que je voulais posséder simplement dix secondes
peau des pommes, des poires, des prunes, des pêches, des abricots toujours avalée par mon père et enlevée délicatement par ma mère à l’aide d’un petit couteau
pelure d’orange que je gardais dans mes poches pour sentir bon
tuques empestant les boules à mites que je devais porter des mois avant que l’odeur parte
skaï du sofa vert forêt dans la TV room d’une petite ville du Midwest qui collait à nos cuisses mouillées
taches brunes, dites de vieillesse, sur la peau de ma grand-tante Suzanne Mairesse, la Parisienne, qui semblaient lui manger le visage et dévorer sa vie
planches de plywood de couleur brune sur les murs de la chambre d’hôtel où il ne faisait même pas bon prendre des vacances
vert des plantes à épousseter avec un chiffon légèrement mouillé tous les samedis parce que cela aidait ma mère et son ménage
touches trop raides du piano acheté à rabais qui nous permettait de croire à quelque chose comme notre ascension sociale
duvet jaune de mon canari Cuicui dans lequel mes doigts d’enfant s’enfonçaient et se retiraient précipitamment, par crainte de faire mal à ce petit être sans défense
couverture en papier des livres de la rentrée qu’il nous fallait protéger des mains sales et des gestes brusques de la vie
papiers d’emballage lustrés et bruyants que nous mettions en pièces pour parvenir à voir nos cadeaux de Noël, le 25 au matin
laque à cheveux déposée méticuleusement sur les bandeaux blonds de ma mère qui la faisait invariablement éternuer
chocolat un peu fondu que je léchais sur mes doigts plongeant dans la boîte de Black Magic offerte à chaque anniversaire par mon grand-père
traces orange aux commissures des lèvres de ma petite cousine Christine qui venait de finir son spaghetti et que je trouvais si adorable
poil au menton de ma grand-mère que je n’aimais pas et qui de toute façon avait quelque chose d’une barbue de rivière
fuites rouges, noires ou bleues de mes stylos baveux que les buvards si jolis ne savaient absorber
Catherine Mavrikakis est l’auteure de plusieurs livres, essais et fictions, parmi lesquels Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran (2005), le Ciel de Bay City (2008), l’Éternité en accéléré. E-carnet (2010) et les Derniers Jours de Smokey Nelson (2011). Elle est professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal.
« Souvenirs sans profondeur » est tiré de son plus récent ouvrage, Ce que dit l’écorce, écrit avec Nicolas Lévesque (Nota bene, 2014).
Portrait de Catherine Mavrikakis par Marie-Reine Mattera
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