Un femme dort dans le jardin.
Depuis plusieurs étés, par intermittence, elle s’installe là, entre la haie mal taillée et le mur de la maison, derrière un arbrisseau qui pousse de travers et un rosier négligé qui prend ses aises en ne m’offrant en juin que quelques fleurs blanches, chétives.
Une femme dort dans le jardin.
Elle se construit à la hâte un lit de fortune fait de quelques boîtes de carton qui la protègent, il faut l’espérer, de l’humidité glaireuse et du froid pénétrant.
Une femme dort dans le jardin.
Je crois bien qu’elle n’a pas trouvé mieux.
Et ce jardin mal entretenu de la maison du coin de la rue est vraiment une aubaine. Là, elle peut s’endormir à l’ombre du peuplier aux branches complices qui cachent les dormeurs des passants trop curieux.
Alors que les jeunes étudiants éméchés rentrent des bars de la rue Saint-Laurent, en criant à tue-tête leur sempiternelle joie de « la fin de semaine sans examen » et vomissent la bouteille de vodka avalée à la hâte sur le chemin du retour, juste devant chez moi, une femme tente de dormir dans le jardin.
Je pense à elle. Je sais qu’elle est là, dans la nuit, à sommeiller tout comme moi, pas loin de moi, de l’autre côté du mur de la maison, dehors, guettant les bruits, les pas, tel un animal aux abois.
À elle, le sommeil n’est qu’un prêt qu’on peut ôter à tout moment. Les rêves ne sont guère permis à celles qui vivent dans le jardin.
***
Un femme dort dans le jardin. Demain, elle dormira ailleurs.
Il fera vite trop froid.
La femme qui dort dans le jardin ira trouver le repos dans un refuge du bas de la ville ou encore s’installera sur une bouche de chauffage du métro, là où la chaleur sortira généreuse, bienfaitrice, presque maternelle.
Bientôt, la terre couverte de glace et de neige ne se fera plus si hospitalière pour la femme qui dort dans le jardin. Bien vite, chaque nuit, elle cherchera un lieu aussi doux que celui que forme l’été le jardin en friche, aussi accueillant que le tas de boîtes de carton sur lesquelles elle trouve malgré tout un peu de repos.
***
La femme qui dort dans le jardin… Ce serait le début d’un conte pour enfants, si ce n’était pas un petit morceau de l’horreur banale de ce monde.
***
La femme qui dort dans le jardin…
Je la connais bien.
De loin.
Je la croise souvent au hasard des trottoirs. Elle arpente les rues glacées ou chaudes du quartier. Elle est étendue dans l’herbe du parking Saint-Urbain, pas très loin des sans-abri autochtones de la rue Parc auxquels elle n’adresse jamais la parole. On la retrouve l’après-midi au coin de Sherbrooke et Jeanne-Mance. La voilà en train de fumer une cigarette devant le Jean-Coutu. Elle toise les passants qui font semblant de ne pas voir la soucoupe mendiante posée devant elle où l’argent se fait rare.
Quel métier faisait-elle dans un passé oublié, la femme qui dort dans le jardin ?
Était-elle arpenteur-géomètre dans une grande ville du monde là où les avenues sont à la mesure de ses pas ou rêvait-elle simplement de s’occuper de son jardin ?
***
La femme qui dort dans le jardin…
Je ne connais pas le son de sa voix. Aux bonjours matinaux qui la saluent à 6 heures du matin, lors de la promenade du chien, elle ne répond pas. Elle se contente de détaler comme un lapin, furieuse qu’on l’ait surprise dans un moment d’intimité, alors qu’elle s’allumait une cigarette, derrière le peuplier bienfaisant.
Au jeu de l’apprivoisée, on ne la prendra pas.
***
La femme qui dort dans le jardin…
Il m’arrive parfois de ne plus la voir.
Elle disparaît. Le printemps revient. Les oiseaux aussi, les fleurs se font belles, et les peupliers se couvrent de feuilles protectrices. Mais elle, la femme qui devrait dormir dans mon jardin, ne daigne pas retourner sur son tas de cartons.
Je la cherche alors longuement en vain, lors de mes promenades dans le quartier. Il me semble la reconnaître de loin dans la silhouette des clochards qui vivent pas très loin du jardin. Mais ce n’est pas elle… Ce ne sont que ses frères et sœurs qui, eux, ne dorment pas dans mon jardin, mais bien dans celui de mes voisins.
***
Et puis, un jour, dans une autre ville, elle est là devant moi sur le trottoir, à l’abri de la pluie battante, sous l’auvent qui couvre l’entrée du grand magasin. Elle me regarde longuement, l’œil sauvage, puis vite elle détourne les yeux.
Me reconnaît-elle ? A-t-elle une pensée pour son bout de jardin ? S’ennuie-t-elle de son peuplier ?
***
Sans crier gare, la femme revient dormir dans son jardin.
Elle repartira. Je ne la reverrai plus. Elle aura trouvé un autre jardin.
***
Où enterre-t-on les clochards trouvés morts et froids sur les trottoirs de Montréal ? Dans un jardin ?
***
Que le dérisoire jardin qui est le mien serve de membrane protectrice, temporaire à celle qui laissera peut-être sa peau sur un trottoir de la ville.
Catherine Mavrikakis est l’auteure de plusieurs livres, essais et fictions, parmi lesquels Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran (2005), le Ciel de Bay City (2008), l’Éternité en accéléré. E-carnet (2010) et les Derniers Jours de Smokey Nelson (2011). Elle est professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Son plus récent ouvrage, Ce que dit l’écorce, écrit avec Nicolas Lévesque, vient de paraître (Nota bene, 2014).
« Cultiver mon jardin » est inédit.
Portrait de Catherine Mavrikakis par Marie-Reine Mattera
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