Je me souviens d’un jour de juillet 2012, à la campagne, près de Nice, dans une maison transformée en résidence d’artistes. On était une vingtaine, assis par terre, sur des matelas rouges, dans une pièce complètement rouge, une pièce-œuvre qu’on aurait dit souterraine. Laurent avait son ordinateur sur les genoux, ou peut-être était-il posé en face de lui, et lui à genoux, dans une posture à la fois concentrée et offerte. Habib était assis contre un mur, près de Laurent. Je me souviens de l’avoir regardé pendant la lecture, puis de m’être défendue de le regarder, puis de l’avoir regardé encore, finalement, en me disant que sa présence m’en accordait le droit. Il avait pris ce risque, en tant que personnage, de venir entendre son histoire avec nous, nous offrant ainsi la possibilité de la vérification. Et semant aussi peut-être, un peu paradoxalement, le doute.
Laurent écrit sa vie. Notamment. Depuis toujours. En tout cas depuis presque 15 ans qu’on se connaît. Il m’est déjà arrivé d’être un personnage secondaire de ses textes. À force de passer dans le champ, on reste sur les photos.
Le texte lu ce jour-là n’a pas de titre. Il a été question de l’intituler « Après ça a été mieux » mais il est resté anonyme. Ce texte est demeuré pour moi un événement. Tel que je l’ai entendu et vu : un ready-made. Et surtout, une performance.
Le texte disait, quitte à trahir, je résume, comment Laurent tombe amoureux de Luc alors qu’il aime Habib. Cette rencontre fut brève. Sans avenir. Elle n’a peut-être plus grand sens au jour où j’écris ces mots. La remettre en perspective à la lecture du Journal montréalais écrit un an après a quelque chose de cruel.
Ce qui m’a fascinée ce jour-là était la performance. Un texte autobiographique – les noms, le pacte et j’ajoute la temporalité puisque l’événement raconté est celui qui occupe encore au moment de la lecture la vie, les cœurs, les pensées des protagonistes. Dans cette pièce rouge donc, ce jour-là : les personnages – voix et corps, souffle. La proximité est une magie, je peux voir la sueur perler sur le front de Laurent, l’air qui fait frémir la narine de Habib. Je me dis : quel courage ! Je me dis qu’ils nous donnent leur vie, leur vérité sans fard, ici maintenant. Habib a déjà lu le texte, a accepté d’être là, de s’offrir à nos regards inquiets – inquisiteurs ? Je regarde Habib regarder Laurent. À mi-chemin de la lecture on peut tenter de deviner la fin en scrutant leur visage. Au-delà de l’autobiographie, c’est le spectacle de la vie même qui se donne ici en partage, comme le visage de Marina Abramovic lorsqu’au MoMA Ulay vient s’asseoir en face d’elle après des années d’éloignement.
Rien ne remplace la force de cette exigence-là, qui n’est pas un jeu, qui est une écriture performée, ancrée dans la vie c’est-à-dire disant la vie et vivant la vie au moment de la dire. Pas seulement la recherche de l’exactitude mais la responsabilité, le poids de chaque mot sur la vie à venir, sur la vie telle qu’elle se déroule sous nos yeux. Le langage est une praxis. Les mots sont des gages.
Lorsque Laurent est venu à Montréal en août 2012, je savais qu’il écrirait chaque jour, je savais que je serais par la force des choses une figurante quotidienne de l’histoire de sa vie. Il me la racontait un peu, mais le vertige est grand de vérifier ici l’écart entre la sélection des événements dont il m’a fait le témoin, la confidente, la complice, et ce qui figure dans le Journal tel qu’il restera imprimé. Rien ne manque, et tout est vrai. Vivre à côté d’un écrivain diariste, fût-ce une semaine ou deux, permet de mesurer comment s’opère la saisie du réel ou plutôt la saisie dans le réel, comme les foreuses prélèvent, assez profondément sous le sol, des échantillons, des strates. Je pourrais écrire dans les trous du texte. Ce qui se passe de l’autre côté de la porte, et le jour d’avant, et le jour d’après, et cette personne dont il n’a pas parlé sans doute parce qu’il n’avait rien à en dire, ou parce qu’elle n’interférait pas dans son histoire. Je rêve soudain d’un grand hôtel rempli d’autobiographes contraints de passer une semaine ensemble et d’écrire leur journal, on pourrait avoir les points de vue de tous les personnages, avec un peu de chance ça pourrait ressembler aux Dix petits nègres autant qu’à la Vie mode d’emploi… L’éloquence de la vraie vie n’a pas d’égale en littérature, par ce qu’elle convoque de force extra-littéraire – référentielle. Aucune dénégation n’est autorisée, et je peux en témoigner ici : tout est vrai. Le seul mensonge est par omission, et c’est aussi celui de la caméra subjective. Ainsi le narrateur-personnage n’entre dans le cadre que lorsqu’il se poste en face d’un miroir.
Un jour nous nous sommes lu nos textes. Moi une nouvelle dont je n’étais pas satisfaite, Laurent le texte « Pédé » qu’il lirait le lendemain à la Fierté littéraire. C’était, pour moi, un très beau moment. Un soir il a débarqué chez moi avec une poutine de chez Poutineville et j’en ai mangé pour la première fois. J’étais heureuse d’avoir enfin un frère en ville avec qui improviser des dîners, des soirées. Je me disais que la vie serait bien plus le fun. La vie serait bien plus le fun dans un livre de Laurent Herrou. Il y a un passage, Laurent l’a gardé, où il regrette de ne pas se faire draguer à Montréal. Il me dit quelque chose comme : rien en trois jours. J’ai dû répondre : de quoi te plains-tu, moi presque rien en un an… Je me souviens avoir pensé ce jour-là que la vie des homos à Montréal devait être bien plus le fun que celle des hétéros. Je ne suis pas sûre de le penser encore en lisant la Part généreuse. Sans doute ni l’écriture ni la vie de Laurent ne sont emblématiques de la condition homosexuelle : il y a dans l’écriture de soi quelque chose qui transcende les catégories. Si la construction identitaire est au cœur de l’écriture, celle qui est à l’œuvre chez Laurent Herrou et me semble-t-il, depuis le début, c’est-à-dire depuis Laura, son premier roman publié par Guillaume Dustan au Rayon Gay des Éditions Balland, ce qui est à l’œuvre, c’est la construction de soi comme écrivain, quel que soit le sexe, quel que soit le genre. Un autre texte de Laurent s’intitule Je suis un écrivain et c’est je crois cette identité-là qui crie partout dans cette Part généreuse. Comment faire avec le désir, avec l’éloignement, avec l’étrangeté quand on est un écrivain ? Comment faire avec les autres quand on est un écrivain.
Un soir nous avons traversé le Parc Lafontaine pour rejoindre Daoud. Je ne me souviens pas de la tristesse de Laurent. Il ne se souvient pas de la douleur qui ce soir là me cisaillait le ventre. Ne persiste de ce souvenir qu’une image commune sur laquelle nous pourrons nous entendre : il portait ma chemise rouge à carreaux. Elle lui allait bien.
Le 21 août, Laurent quittait Montréal; mon téléphone sonna dans l’après-midi. On m’annonçait la maladie d’un ami qui fut emporté dix jours après. Les interstices du texte sont un puzzle. Je le lis en vraie lectrice, c’est-à-dire en anonyme, en y projetant les bribes de ma réalité qui s’y rattachent. En soulignant les passages dont l’acuité me fait reconnaître une image, une sensation. Et vous que faisiez-vous le 21 août 2012 ?
Le Journal était initialement un phototexte, réminiscence en écho d’un travail que Laurent a mené il y a quelques années avec le photographe Jean-Pierre Parringaux qui fut aussi son compagnon. Il a finalement substitué à chaque photographie un texte. Ces images que je n’ai pas vues, je les hume, les reconstitue. Saisies plus subjectives encore que dans la pose de leur cadre initial, elles sont la part généreuse, dit-il : les photos sont prises pour les autres, pour les montrer, les offrir aux autres. Qu’elles aient été remplacées in fine par leur alter ego subjectif dit encore : je suis un écrivain. Et ne cède à autrui ni le regard ni la voix.
Il y a dans l’écriture du Journal la tentation d’avoir le dernier mot sur les événements et par-dessus tout de leur donner un sens. Écrire sa vie a peut-être cette fonction : mettre de l’ordre. Ranger sa chambre. Dans ces pages du Journal montréalais, la chambre de Laurent donne sur un patio. Le va-et-vient des visiteurs étrangers dans la pièce contiguë trouble parfois le sommeil de l’écrivain, mais elle lui intime de rester dans la vie, ne pas fermer la porte, laisser toujours ouvert, praticable, ce point de contact. C’est peut-être cela la part généreuse : une porte laissée entrouverte par laquelle on peut entrer, sortir, ou seulement glisser un œil, une main, une phrase.
Décembre 2013
Claire Legendre est professeure de création littéraire au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Écrivaine, elle est l’auteure de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre. Son plus récent roman est Vérité et amour (Grasset, 2013).
Cette préface a paru dans la Part généreuse. Journal de bord / Montréal 2012 de Laurent Herrou (Jacques Flament éditions, 2014).
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