Cette fois-là, c’était clair qu’il allait se faire tuer. Les Iroquois s’en venaient par la 17, Okwari avait averti Maurice au téléphone : une bonne vingtaine de Cadillac, avec dans chacune six gars empaquetés, les poches remplies de cartouches et le coffre arrière bourré de carabines de chasse. Ils devaient avoir préparé leur coup de théâtre pendant des semaines, les maudits.
— Ce coup-ci Maurice, tu pourras pas t’en sortir. Ils sont trop nombreux. Ils sont trop en crisse. Des fusillades dans le bois, des incendies dans les champs, des grenades dans les boîtes aux lettres, à la limite ça passe encore, ça garde les gars éveillés, ça réchauffe les troupes comme on dit. Mais la tête du fils du chef dans le sac de baseball, ça non, ça c’est allé trop loin.
— Je vois.
Maurice avait répondu ça avec son air de mathématicien, comme s’il additionnait les évènements, les divisait, en faisait une grande équation, comme s’il s’en foutait de crever là, mais on sentait qu’au fond ça le rendait triste de perdre la guerre. Du monde était mort pour lui, du bon monde, des gars honnêtes avec les priorités aux bonnes places, qui gardaient rien d’autre dans leur tête que l’ambition de devenir quelqu’un. Maurice devait sentir qu’il les décevait.
La querelle entre les Indiens et l’Empire Montagne durait depuis six mois sur le territoire d’Alfred et Plantagenet. On se battait pour bien des raisons : pour des vieilles histoires, pour des bagatelles, pour des briquets volés, pour des grands drames shakespeariens, pour la rarissime bille couleur or et ciel qu’Iwat avait volée à Léon dans le temps qu’ils allaient à Saint-Victor ensemble, pour le plaisir du sang, pour le plaisir du feu, pour le plaisir tout court, pour des trucs comme ça, pour le contrôle du commerce du crack surtout. Les Iroquois étaient intarissables, ils venaient par dizaines, ils en avaient douze pour chaque homme, ils en avaient à revendre des soldats, c’est le nombre qui a eu Maurice à l’usure. À la fin, Maurice dirigeait qu’une poignée de gars, quatre gardes du corps, deux trois bras droits, quelques vendeurs, et Okwari, qui continuait à lui donner des informations de l’intérieur sur l’ennemi.
— Vas-tu être là? qu’avait rajouté Maurice au téléphone.
— Ce serait mal vu que je participe pas à l’effort de guerre.
— Je comprends.
+ + +
Les deux avaient dû sentir qu’il y avait rien de plus à rajouter, il y a eu un silence, puis Maurice a raccroché, ça a fait un bruit de sentence. Quand les Indiens sont arrivés au manoir, ça a pas été long que les officiers de Maurice se sont fait descendre. Des quatre qui lui étaient restés fidèles, deux se sont fait tuer avant même qu’ils aient pu sortir leur fusil. Le troisième a réussi à abattre trois Iroquois dans l’entrée, après il a reçu trois balles dans le ventre, il s’est écroulé comme un lâche, sans un mot de plus. Le quatrième, Léon, le plus loyal de tous, lui il s’est fait tirer dans le dos par du gros calibre. Il s’était enfui jusqu’à la porte du bureau de Maurice, c’était barré, il s’était mis à cogner comme un demeuré :
— Ils arrivent de partout, les crisses ! Ouvre-moi la porte Maurice, fuck ! ouvre l’hostie de porte !
Maurice pouvait voir tout ça sur les écrans de ses douze caméras de sécurité. Sur son trône, il regardait ça comme un film, à fumer ses Malboro en mitraillette, les huit dernières de son paquet, affolé de manquer de temps, fallait se dépêcher de les finir avant que les Iroquois défoncent la porte, pour pas gaspiller, avant qu’ils viennent tout gâcher, qu’ils viennent tout détruire, lui et son empire, et tout l’ordre des choses, avant qu’ils viennent tout renverser de leurs mains sales de pas propres.
Quand Maurice a vu Léon se faire tirer, Léon son frère, Léon qui le suivait depuis le début, quand il l’a vu s’affaisser sur la porte de son bureau, à laisser rien d’autre qu’une trainée de sang, ça a dû lui faire un choc à Maurice, ça a dû le réveiller. Là c’était clair, il y avait pas lieu de s’enfuir, Maurice il crèverait comme on se doit, en héros, en se battant jusqu’au bout. Le 5 août 1983, ça serait écrit dans les livres cette date-là, la mort de Maurice Montagne, le grand, le sublime, l’empereur du crime d’Alfred et Plantagenet. Il en tuerait le plus qu’il pourrait, de chiens sales. C’est à ce moment-là qu’il s’est décidé à sortir son shotgun.
Son shotgun. Une réplique du Winchester 1887, un .12 lever-action en bois de noyer ciré, ça lui en avait coûté une beurrée, une vraie pièce de collection, tirée à 2500 exemplaires, avec des deux bords de la crosse une gravure en or à l’effigie de John Wayne : du côté droit, John Wayne qui figure avec proéminence au milieu d’une scène où un cowboy guide des bœufs; du côté gauche, le Duke chevauchant son cheval, surpris dans une pose dramatique, avec derrière lui des buttes de grès majestueuses qui rappellent la beauté des lieux sauvages de l’Utah. On sentait vraiment que ce shotgun-là renfermait toute l’histoire du Far West, tout ce monde de tueries et de sable, tous ces personnages virils et solitaires, toute l’image de l’Amérique conquérante, tous les quatre-vingt-quatre westerns dans lesquels Wayne avait joué. Maurice gardait ce joyau-là dans une baie vitrée, sous deux trois projecteurs allumés vingt-quatre sur vingt-quatre; pour les grandes occasions qu’il disait. Il avait rajouté sous le canon un lance-grenade, une ingéniosité des temps modernes, un truc capable d’exploser tout un pan de mur d’un seul coup.
À l’extérieur, les Iroquois se mettaient en position. Le bureau de Maurice se trouvait devant un palier donnant sur deux grands escaliers circulaires; du palier, on pouvait voir toute l’entrée principale, en contrebas. Six gars s’étaient placés de chaque côté des escaliers, dans les marches. Cinq autres étaient devant la porte du bureau, ils avaient tassé la carcasse de Léon dans un coin. Le reste s’était éparpillé dans la salle, autour de la piscine intérieure. Ça faisait une trentaine de carabines pointées sur la porte. À ce moment-là, Maurice avait fini ses Malboro, il en était à l’étape de se charger les poches de cartouches supplémentaires. Il lui restait deux grenades. Avoir été dans la pièce, on l’aurait entendu marmonner jusqu’à l’infini, ah les sales, ah les sauvages, ah les chiens, ils s’attaquent à Maurice Montagne les épais, ils savent pas à quoi s’attendre, etc.
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C’est quand que les Indiens reçoivent l’ordre d’attaquer que Maurice passe à l’acte. Sa première grenade explose la porte et les cinq gars qui se tiennent devant elle, ça jette du sang partout, ça fait tout un show de boucane. Deux des explosés, encore vivants, rampent pour s’enfuir. En enjambant les corps au milieu de la fumée, Maurice les achève, en deux coups. Ceux dans l’escalier sont sous le choc, ils voient pas clair, comme on dit. Il voient pas les balles venir.
C’est là que s’engage la fusillade entre Maurice et le monde d’en bas. Maurice, il reste à moitié protégé par La création d’Adam de Michel-Ange, la fresque qu’il avait installée en guise de garde-corps. Il tire sans réfléchir, sur tout le monde, il tire en criant comme un mongol, à faire peur à voir. Après quelques coups de shotgun, on finit par lui rentrer une balle dans le bras gauche, mais Maurice continue à tirer à une main. Une autre balle dans l’épaule le renverse par en arrière. Couché au sol, couvert de sang, caché derrière un cadavre, pendant qu’on fusille le Michel-Ange à l’aveugle, en espérant attraper Maurice au passage, il charge sa deuxième grenade. Relevé, il la balance dans le tas : sept gars de moins.
La scène a duré un bout, c’était à en plus finir. Dès qu’un Iroquois tombait, un autre venait le remplacer, leurs ressources semblaient inépuisables, toute une histoire.
Enfin, Maurice a manqué de cartouches. C’est là qu’il a compris que c’était l’excipit, pas de suite, pas de deus ex machina, simplement la mort, une mort belle et grandiose, qui resterait dans les mémoires. Il a ouvert son corps en croix, présentant sa poitrine aux balles des Iroquois.
Ça fait une belle image : en cet instant précis, le temps comme figé, ce n’est plus Maurice qui se tient devant eux, c’est toute la défiance d’un homme devant ce qui le dépasse, c’est l’ultime résistance face au destin de ne rien être, c’est l’arrogance de s’élever quand on ne cherche qu’à vous écraser. Seul et splendide, c’est Napoléon sur son cheval blanc, guidant ses armées vers la bataille. Superbe, sanglant, indifférent comme un invulnérable, c’est Léonidas de Sparte défait, à genou mais fier, qui reçoit les milliers de flèches après avoir tué des milliers, et des milliers, et des milliers de Perses. C’est Rambo dans Rambo IV avec un machine-gun qui abat quatre-vingt-trois méchants en tout dans le film soit zéro virgule quatre-vingt-onze personnes par minute. C’est le manifestant chinois de Tian’anmen défiant les dix-sept tanks de l’Armée populaire de libération. C’est Aragorn, fils d’Arathorn II, fils d’Arador, fils d’Argonui, fils d’Arathorn I, fils d’Arassuil, fils d’Arahad II, fils d’Aravorn, fils d’Aragost, fils d’Arahad I, fils d’Araglas, fils d’Aragorn I (Aragorn, en vérité, c’est le deuxième), fils d’Aravir, fils d’Aranuir, fils d’Arahael, fils d’Aranarth, fils d’Arvedui, fils d’Araphani, fils d’Araval, fils d’Arveleg II, fils d’Arvegil, fils d’Argeleb II, fils d’Araphor, fils d’Arveleg I, fils d’Argeleb I, fils de Malvegil, fils de Celebrindor, fils de Celepham, fils de Mallor, fils de Belef, fils d’Amlaith, fils d’Aerendur, fils d’Elendur, fils de Valandur, fils de Talandor, fils de Tarcil, fils d’Arantar, fils d’Eldacar, fils de Valandil, fils d’Isildur, brandissant son [shotgun] devant les armées du Mordor. C’est Sisyphe qui refuse les Enfers en enchaînant Thanatos. C’est Arès, c’est Thor, c’est Mars, droit comme une barre (la pognes-tu), magnifique dans l’attente, c’est tous les dieux badasses qui préfèrent la bataille à la pratique du sexe. C’est tout ce beau monde-là superposé dans un seul corps.
C’est pas long qu’on se met à le mitrailler de bord en bord. On semblait avoir hésité, on avait l’impression de démolir un monument, puis on s’est repris, l’occasion de tuer Maurice l’Empereur, on s’en est donné à cœur joie, ça a été le feu à volonté pendant une trentaine de secondes, on a pas eu à se faire prier. Maurice, il les mangeait toutes les balles, comme si ça lui faisait rien. Maurice l’indestructible, Maurice l’homme de fer, Maurice le Terminator, il voulait pas mourir le maudit, il leur criait des obscénités à mesure que sa chemise se tachait de rouge, il les envoyer chier un par un, des insultes toutes personnalisées, aux morts, aux vivants, à ceux dont on n’était plus trop sûr, il en défiait même les dieux : vous me prenez pour qui; je suis Maurice Montagne l’immortel; vos balles me font rien; vous pouvez pas me tuer; vos hosties de balles me font rien; vous vous attaquez à Maurice Montagne, vous vous attaquez au meilleur, fuck !; des trucs comme ça.
Comme ça marchait pas, les Iroquois se sont dit qu’ils le fusilleraient, tous en même temps, vingt balles simultanées ça te tue un homme. Une voix s’est élevée parmi la meute :
— As-tu quelque chose à dire avant de mourir gros dégueulasse?
— Allez chier.
— Feu.
Maurice a vacillé, il a poussé un dernier râle, ses yeux se sont éteints, puis il s’est effondré par en avant, déchirant en deux ce qu’il restait de Michel-Ange, pour finir dans la piscine. L’eau s’est teintée de rouge, et peu à peu on s’est rendu compte de ce qu’on venait de faire, on revenait à la réalité. Les gars se sont regardés en hochant la tête, satisfaits, ça avait été une bonne journée, la fin d’une époque.
Laurent de Maisonneuve commence une maîtrise en littératures de langue française à l’Université de Montréal. Il s’intéresse aux questions de culture numérique et de théorie littéraire, ainsi qu’à la littérature québécoise contemporaine et aux cultural studies. Dans ses temps libres, il vogue des Super power beat down aux reaction channels sur YouTube et justifie cette errance en se convainquant lui-même qu’il en tirera éventuellement un mémoire de maîtrise.
Son texte « La grande chute légendaire de l’Empereur », écrit dans le cadre du cours FRA 3709 (« Chantier de la création ») donné par Catherine Mavrikakis, a reçu la bourse Monique-Bosco 2016 du Département des littératures de langue française. Cette bourse, qu’il partage avec Pénélope Langlais-Oligny, a été instituée afin d’encourager les étudiants doués à persévérer dans leur travail, mais aussi pour signaler l’importance accordée par le département à la création dans ses programmes. Elle a été créée pour honorer la mémoire de Monique Bosco (1927-2007), femme de lettres, professeure à l’Université de Montréal et pionnière dans l’enseignement de la création au département.
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