Il y a de ça quelques samedis, on pouvait trouver dans mon salon deux amplificateurs connectés à une télévision et à un ordi ouvert sur une page YouTube pleine de possibles. Dans un microphone avons hurlé jusqu’aux petites heures du matin des ami.e.s et moi, au plus grand déplaisir (sans doute) de mes voisin.e.s. Difficile de faire autrement : on m’avait préparé un anniversaire surprise, et les bulles, le saké, le vin rouge ne nous aidèrent pas à nous rendre sensibles au sommeil des autres.
Le karaoké est une des rares expériences actuelles de lecture en commun. Les yeux des personnes (co)présentes y suivent les mêmes mots d’une espèce de poème, chanté en chœur. La pratique réactive en l’actualisant une forme de lecture à voix haute populaire dans les salons littéraires des XVIIe et XVIIIe siècles, sauf qu’ici plusieurs voix se joignent à la déclamation d’un texte que tous et toutes lisent simultanément. Le vidéo de karaoké inscrit d’ailleurs ce mode de lecture à même son dispositif visuel, en indiquant par un changement de coloration du texte (ou, dans les films, par une petite balle qui bondit sur les mots — du jamais vu dans un vrai karaoké) le rythme de la lecture. C’est un travail d’orfèvre sur la matérialité des caractères qui permet le succès d’une chanson; la moindre erreur de synchronisation produit un décalage qui désharmonise les voix. En contrepartie, un texte bien transcrit et qui défile à la bonne vitesse peut donner des instants mémorables. Comme ce moment où, le soir de ma fête, une quinzaine de gens ont rugi à l’unisson : «I DON’T WANT TO BE / A MURDERER».
Pourquoi cette activité connaît-elle une si grande popularité dans mon cercle d’ami.e.s (et un peu au-delà) ? Comment prenons-nous plaisir à chanter des refrains d’artistes que nous détestons dans la vie de tous les jours ? Pourquoi ressentons-nous le besoin d’affirmer, haut et fort, que «NOUS NE VOULONS PAS ÊTRE / DES MEURTRIER.E.S» ?
Je parie que la réussite du karaoké ne repose pas que sur des causes anthropologiques ou sociologiques, de l’ordre de la génération ou de la culture par exemple, mais que les textes qui sont chantés peuvent expliquer, du moins en partie, pourquoi on les chante. Mon corpus d’analyse reposera sur la sélection faite par Safia Nolin pour son album Reprises vol. 1, dont la liste — quiconque fréquente un peu les karaokés en conviendra — est composée de chansons parmi les plus jouées lors de ces soirées. La version YouTube de son disque reprend d’ailleurs (le texte en moins, puisque les chansons, contrairement à celles d’un véritable karaoké, ont une voix : celle de Safia) l’esthétique du karaoké, par la description de la chanson avec interprètes et compositeur.e.s, au tout début, ainsi que par la récupération de vidéoclips vintage.
Voici la liste de ces reprises (je ne tiendrai pas compte de la dernière en raison de son aspect hétéroclite par rapport au reste de la sélection) :
- «Calvaire», La Chicane
- «D’amour ou d’amitié», Céline Dion
- «Laisser l’été avoir 15 ans», Claude Dubois
- «Loadé commun un gun», Éric Lapointe
- «Entre l’ombre et la lumière», Marie Carmen
- «Ayoye», Offenbach
- «C’est zéro»,
Marie CarmenJulie Masse
- «Le sentier de neige», Les Classels (je crois?)
Puisque ce sont les refrains qui rassemblent le plus les participant.e.s (on se rend souvent compte, en choisissant une toune qu’on croyait connaître, que ses couplets sont anonymes, voire qu’un bridge inconnu s’y camoufle — pire : un rap), je n’analyserai que cette partie des chansons.
Je constate, dans les refrains des sept morceaux :
- Une narration à la première personne, au présent de l’indicatif (sauf chez Claude Dubois, où le texte est à l’infinitif);
- Le ton de la confession, où un «je» s’adresse à un «tu». De plus, les pronoms et les adresses ne portent généralement aucune marque de genre (sauf chez Céline Dion, où la chanteuse s’adresse à un «il» : «il aime bien me parler des choses qu’il a vues, du chemin qu’il a fait et de tous ses projets»);
- Des thématiques qui gravitent autour de la douleur, de l’amour et de leur liaison millénaire. On est dans la peine croisée d’un alcoolisme difficile à vaincre («Calvaire», no 1); on se demande si on a été friendzoné ou si l’amour existe encore («D’amour ou d’amitié», no 2); le deuil de l’autre est pavé d’envies suicidaires («Loadé comme un gun», no 4); peine d’amour + spleen généralisé («Entre l’ombre et la lumière», no 5); peine d’amour + ayoye («Ayoye», no 6); peine d’amour + peine d’amour («C’est zéro», no 7). Avec la comparaison, Claude Dubois (no 3), qui parle avec nostalgie d’un amour d’été adolescent, a des airs de grand novateur;
- Les textes sont bourrés d’images emphatiques, occupant frontalement le premier degré, et visent à traduire une souffrance outrancière. Les métaphores et les comparaisons sont souvent bâties sur un lexique violent, comme celui du cannibalisme («c’est comme d’la rage dans une cage / retiens-moi, j’me dévore le corps», no 1), des armes à feu («j’ai le cœur loadé comme un gun», no 4) ou des armes blanches («ton départ m’a fait mal comme un coup d’couteau / dans la peau», no 7). Parfois, on est plus soft, mais les visées sont les mêmes : avec la nausée, par exemple («tu m’provoques des douleurs / tu m’fais mal au cœur», no 6), la tempête («et je suis comme une île en plein océan / on dirait que mon cœur est trop grand», no 2) ou le mouvement des astres («la lune monte / et moi je tombe», no 5). Le cœur y occupe une place importante (nos 2, 4, 6). Il est à noter que Claude Dubois fait encore office d’avant-gardiste sur le plan des métaphores («laisser l’été avoir quinze ans», no 3).
Que peut-on en conclure ?
Je crois que la bonne toune de karaoké permet à ceux et celles qui la chantent de contresigner ses paroles en leur personne propre (peu importe leur genre ou leurs préférences sexuelles, comme le montre la neutralité des pronoms et des accords). Y est sous-entendu un «moi aussi» qui soutient le texte : chanter «C’est zéro», c’est dire, d’une certaine façon, «[moi aussi] je déteste mes nuits / je hais mes réveils». Le karaoké permet ainsi à ses participant.e.s d’endosser la grandiloquence des textes, de faire siens les «calvaires» tortueux qu’ils expriment, de donner aux sentiments une intensité qu’on leur refuse au quotidien. En chantant ensemble, on confesse une douleur qui désormais devient commune, partagée. On laisse parler un mal-être qu’on refuse habituellement de traduire en des termes aussi excessifs, bien que ce soit souvent de cette manière — excessive — qu’il se vive. La prise en charge, par la foule, de ce «je» qui devient soudainement multiple permet de transcender l’imitation benoîte des paroles de la chanson. Le sentiment de honte lié à un tel registre d’expression débordante et sentimentale est lui-même sublimé dans le choix de chansons quétaines, jugées de mauvais goût et rarement écoutées dans d’autres circonstances. Le mal se dit mieux dans ces phrases bancales, desquelles on se moque toujours un peu, ce qui donne le courage nécessaire pour les entonner bien fort.
Par sa voix qui manque, le karaoké nous rend la nôtre. Car si ces morceaux sont amputés de leur chant, c’est pour laisser place à celui des artistes d’un soir que nous sommes, pour nous permettre d’exprimer toute la démesure de notre vie sensible en endossant d’une même voix l’intensité de telle image, de telle parole. Je me dis souvent qu’ils sont beaux les gens de ma génération quand, les genoux écorchés à force de tomber en amour, ils chantent ensemble que la vie, ça fait mal, comme si ça les rendait, le temps d’un soir, un peu moins seuls.
«Parlez pour moi qui suis muet, et je parlerai pour vous qui êtes sans voix», semble nous dire le karaoké. À cette injonction aphone, nous répondons ensemble que, nous aussi, on veut juste se faire dire qu’on nous aime; qu’on a tous et toutes déjà aimé quelqu’un à qui on voulait offrir sa vie, même s’il/elle n’en voulait pas; que même si on fait semblant d’avoir peur de rien, on a souvent le cœur loadé comme un gun; qu’à force de toujours vaciller entre l’ombre et la lumière, on s’fait mal; qu’on a trop souvent peur des matins amers, sans couleur, et que pour les fuir, on se commande une autre pinte et on chante une autre toune. Qu’Eddie Marnay a parfois davantage les mots pour nous dire que tous ces poètes mélancoliques qui sommeillent dans les anthologies littéraires.
Que ces vérités requièrent parfois, pendant quelques heures, le sacrifice du sommeil de nos voisin.e.s.
Kevin Lambert a déposé un mémoire de maîtrise en recherche-création au Département des littératures de langue française de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, qui portait sur la théorie queer, le syndicalisme et l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Il y est actuellement étudiant au doctorat sous la direction de Catherine Mavrikakis. Ses recherches s’intéressent au rôle de la projection du livre à faire dans le processus créateur d’écrivain.e.s tels Hélène Cixous, Hubert Aquin ou Nathalie Quintane, dont il analyse les essais, les carnets ou les romans. Il a publié un roman, Tu aimeras ce que tu as tué (Héliotrope, 2017), et des nouvelles.
Photo de Kevin Lambert par Valérie Lebrun
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